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N°7 - Mort de la trahison

Par E. Marsala

Dans l'ordre amoureux, la trahison apparaît comme le signe paradoxal de la réalité d'un lien entre deux personnes, le traître et le trahi. Deux vieux amants devenus indifférents l'un à l'autre ne se trahissent pas en se quittant : parce que, de fait, le rapport amoureux n'existait plus entre eux. C'est ainsi que la négation prouve, en creux, l'existence de ce qu'elle nie, la persistance du lien qu'elle récuse. Et c'est parce que celui-ci subsiste que sa transgression unilatérale, la trahison, est perçue comme fautive, sinon criminelle.Dans l'ordre politique, on retrouve une configuration analogue. Lorsqu'aucun lien n'existe, on ne saurait, de toute évidence, parler de trahison : pas plus qu'on ne peut trahir une inconnue en lui préférant quelqu'un d'autre, on ne peut trahir un pays étranger au profit du sien, pas plus qu'on ne trahit son geôlier ou son bourreau en tentant d'échapper à la prison ou au supplice. En revanche, aussi longtemps que le lien persiste, la possibilité d'une trahison demeure : c'est-à-dire, l'éventualité d'une rupture unilatérale et non consentie de ce lien, et du rapport de confiance réciproque qui le sous-tendait. Mais ce lien peut également s'affaiblir, jusqu'à disparaître, ou à peu près : dans ce cas, et par conséquent, la notion de trahison devient, elle aussi, inappropriée, incongrue et inopérante : cette transformation apparaissant, en définitive, comme l'un des symptômes les plus certains de l'affaiblissement du lien politique.C'est à ces deux derniers cas, et en se bornant à l'ordre politique, que l'on voudrait s'arrêter un instant.

La trahison et l'essence du politique

Si l'on définit la trahison comme la remise en cause unilatérale du lien politique, on devine à la fois son importance, son caractère insaisissable, et les conséquences de ces particularités.La gravité de la trahison est incontestable, en ce qu'elle remet en cause le fondement même du politique, ce rapport de loyauté, ou pour parler comme Barrès, d'amitié qui attache un homme à d'autres (ses concitoyens), à un lieu (sa patrie), à une histoire, et éventuellement, à la personne qui les incarne. Peu importe en l'occurrence que ce lien soit involontaire, car résultant de la naissance, ou qu'il procède d'une libre décision. En tout cas, il est fondamental, puisqu'il conditionne, outre l'obéissance à l'autorité publique, la possibilité même de vivre et d'agir ensemble, de former une société. Si, comme le montre Carl Schmitt, le rapport ami-ennemi constitue l'essence du politique, la trahison, qui consiste à intervertir les rôles et à transformer l'ennemi en ami, et vice-versa, conduit à remettre en cause cette essence même.En même temps, on ne peut se dissimuler le caractère souvent insaisissable de la trahison. Il y a évidemment des cas de trahison avérée, indiscutable, dans l'ordre politique tout comme dans l'ordre moral : le général qui se rallie à l'ennemi, le déserteur qui accepte de combattre les siens, l'homme d'État qui désorganise sciemment le gouvernement au profit d'une puissance étrangère, ou dans son propre intérêt, ne posent pas de problème de qualification. Mais il y a aussi des cas où celle-ci s'avère plus délicate, car plus complexe, dans la mesure où un individu peut relever d'une pluralité de “liens”, de fidélités, qui pourront parfois s'avérer contradictoires. C'est de ce cas de figure que relèvent par exemple les émigrés de Coblence, Stauffenberg et les comploteurs de Juillet 1944, ou encore les Harkis. Étaient-ils des traîtres, en ce qu'ils combattaient « leur pays », ceux qui le dirigeaient ou prétendaient le représenter (le Comité de Salut public, Hitler, le FLN) ? Ou bien ne l'étaient-ils pas, dans la mesure où ils se réclamaient d'une fidélité plus haute, d'un lien plus ancien ou qu'ils jugeaient plus essentiel : fidélité à la royauté traditionnelle dans le premier cas, fidélité à l'Allemagne, menacée dans sa survie même par le prolongement désastreux de la guerre, fidélité à la France, dont dépendaient la prospérité et la liberté des départements d'Algérie ?Dans ces différents cas, on pourrait se contenter d'une approche purement subjective : le traître est celui qui viole le lien que l'on estime le plus fort, le plus légitime. Mais on se condamne alors à des controverses interminables, et parfaitement oiseuses – chacun jugeant souverainement de la question en fonction de ses préférences du moment.Ce qu'il faut en retenir, c'est, d'abord, l'extrême incertitude de la notion ; et ensuite, le fait qu'on peut, en définitive, être simultanément traître, et fidèle. L'Émigré est à la fois l'un et l'autre, traître en ce qu'il combat la France révolutionnaire, mais traître par fidélité à une France qu'il juge indissociable du pouvoir royal et de sa structure immémoriale. En face, l'officier des armées de l'An II qui combat pour la République peut aussi, du coup, avoir trahi à son serment, la fidélité jurée au Roi et à la Couronne. Dans ces cas-là, on est traître parce que fidèle, et fidèle parce que traître. Ce qui ne veut pas dire, bien entendu, que toutes les trahisons se valent et, réciproquement, que toutes les fidélités doivent être mises sur le même plan : le jeune Pavlik Morosov, dénonçant aux autorités soviétiques son propre père comme réfractaire au mouvement de collectivisation lancé par Staline, et le condamnant ainsi à une mort certaine, est le type même du héros sacrilège, reniant la fidélité primordiale par fidélité à une utopie anti-humaine. C'est l'atrocité même de cette trahison qui fera de lui un martyr – il est assassiné à 14 ans, en 1932, par les amis du père qu'il a vendu –, puis le héros par excellence du socialisme, célébré par d'innombrables statues, portraits, livres ou films de propagande.Les conséquences de ces deux caractères, la gravité et l'incertitude, pourraient servir de fil d'Ariane à une histoire politique de l'humanité qui, pour reprendre le titre de Borgès, se ramène pour une large part à une variation sur les thèmes parallèles et conjoints du traître et du héros.La trahison, d'abord, est une notion délicate, insaisissable. Par conséquent, elle sera fréquemment instrumentalisée par les titulaires du pouvoir, notamment pour éliminer des concurrents. L'ostra-cisme athénien vise ainsi à exiler des personnages dont la valeur est si éminente qu'elle en fait des dictateurs en puissance : ici, le risque de trahison suffit à justifier qu'on les chasse de la Cité. Dans d'autres cas, l'accusation permettra de faire exécuter des adversaires gênants. Le procédé est particulièrement utilisé lorsque l'autorité politique se sent fragile, dans un contexte de crise ou une situation prérévolutionnaire. C'est ainsi qu'en Angleterre, dans les mois qui précèdent la révolution puritaine de 1644, on condamne pour haute trahison un prélat octogénaire, William Laud, archevêque de Canterbury, qu'on soupçonne d'être hostile aux prétentions hégémoniques du “Long Parlement”. En France, la Fronde, la Terreur, les premiers jours de la Restauration, les mois qui succèdent à la Révolution de juillet 1830, les débuts de la IIIe République, la Grande Guerre, l'Occupation et la Libération fournissent une multitude d'exemples similaires. La notion de trahison, ou de haute trahison, apparaît alors comme un moyen de gouvernement, un instrument commode au service de la raison d'État.Si elle peut être utilisée de cette manière, c'est bien sûr en raison de la gravité du crime : une gravité dont atteste la nature des châtiments infligés aux traîtres. À cet égard, on a parlé avec une juste horreur de l'exécution des conjurés de juillet 1944, pendus à des crocs de boucher. Mais la sanction doit être à la mesure, extrême, du crime commis. Or, la trahison politique, comme le crime de lèse-majesté, est assimilable au parricide, dont les coupables étaient, dans l'ancien droit, enfermés avec un coq, un chat et un serpent, trois animaux sataniques, dans un sac que l'on jetait à l'eau après l'avoir cousu et lesté. Dans l'Angleterre des Stuarts, en 1683, Algeon Sydney est condamné, pour sa participation à un complot largement imaginaire, à être pendu haut et court, mais non jusqu'à ce que mort s'ensuive, puis à avoir le sexe tranché, puis les membres et la tête, avant d'être écartelé. Il s'agit d'anéantir radicalement le corps du criminel dont l'acte avait pour but d'anéantir l'État, et par là-même, l'existence de la Cité. C'est parce que la trahison la touche au cœur, qu'elle est finalement au cœur du politique. Et c'est pourquoi l'on doit s'interroger, dans un second mouvement, sur sa mort contemporaine.

Mort de la trahison et fin du politique

Un système politique quelconque ne saurait renoncer à la notion de trahison : depuis qu'il y a du pouvoir, depuis qu'il y a des États, on envisage la possibilité de la trahison et les modalités de son châtiment. C'est ce que prouve encore son inscription dans la Constitution du 4 octobre 1958. Et pourtant, de nos jours, il semble de plus en plus inconcevable, sinon grotesque, de vouloir l'évoquer ou la mettre en œuvre.Le droit positif contemporain, on l'a noté, reste dans le droit fil de la tradition occidentale. La trahison, et plus précisément, la haute trahison, évoquée dans l'article 68 de la Constitution, subsiste. L'article 67 organise même une juridiction spécifique, pour le cas où le président de la République s'en rendrait coupable ; une juridiction d'ailleurs très caractéristique, puisqu'elle est, de par son recrutement, purement politique, étant exclusivement composée de parlementaires. Plus significatif encore, il s'agit de l'unique exemple d'une cour absolument souveraine, puisqu'une fois saisie, celle-ci est totalement libre de déterminer s'il y a bien eu trahison (le crime n'étant défini par aucun texte juridique), et libre de choisir la sanction, qui, elle non plus, n'est pas prévue par la loi. C'est qu'on ne peut dire à l'avance ce que pourrait être une haute trahison, qui paraît susceptible d'emprunter des voies innombrables, « par action et par omission ». Et c'est, d'autre part, qu'on ne saurait assigner une sanction fixe qui, au regard de la gravité du crime, pourrait s'avérer dérisoire, et ainsi, en un sens, ajouter encore à son horreur. La Haute Cour de Justice pourrait donc, le cas échéant, imaginer une peine inédite en droit pénal français, mais mieux adaptée à la faute sanctionnée. Le salut de la Cité justifie, en l'occurrence, des solutions extrêmes, et spectaculaires. C'est ainsi qu'au XIVe siècle, le doge de Venise, Marino Falier, convaincu de complot contre l'État, fut décapité, après un procès expéditif, en haut de l'escalier de son propre palais : et ses juges décrétèrent qu'on fêterait, chaque année, le jour de l'exécution de celui qui avait trahi.Mais à relire l'article 68 de la Constitution, on mesure avec un peu d'effroi le chemin parcouru : comme si nous étions, en 2002, aussi loin dans le temps de l'époque du général de Gaulle que de celle de Sydney ou du doge Falier. Dans les années 50 et 60, le mot de trahison veut encore dire quelque chose. À tort ou à raison, de façon explicite ou non, c'est parce qu'ils sont considérés comme des traîtres que certains hommes sont fusillés, alors que d'autres sont tués par les amis des premiers. Sur un mode moins tragique, c'est parce qu'il a, en 1962, publiquement accusé De Gaulle de forfaiture, que le président du Sénat Gaston Monnerville sera, définitivement, honni par l'Élysée. Mais on peut constater que, dans l'ordre de l'histoire des mentalités, Mai 68 et le départ du Général coïncident avec la disparition du recours à la notion de trahison : les idées meurent, et les règles deviennent caduques. Certes, l'article 68 n'a jamais été abrogé ; il est même en pleine réfection, par une commission de « spécialistes » chargés de donner un cadre juridique nouveau à la responsabilité pénale du président. Mais s'il en est ainsi, c'est parce que la haute trahison paraît désormais impropre : impropre à désigner, en l'espèce, les mesquins tripatouillages reprochés à l'actuel chef de l'État, mais aussi, plus généralement, impropre à sanctionner ce qui reste du politique. La trahison est devenue un dinosaure, un peu comme ces armoires normandes beaucoup trop vastes pour rentrer dans les petits appartements modernes. Qui, de nos jours, oserait encore en parler ? Non que la chose, cette rupture unilatérale et déloyale du lien politique, ait disparu. Yves-Marie Laulan a montré par exemple en quoi l'invraisemblable série d'erreurs et de fautes commises par Jacques Chirac depuis son arrivée à Matignon, en 1974, était objectivement justiciable de cette accusation. Objectivement, peut-être, mais pas subjectivement. Naguère encore, le traître était l'objet des fureurs terribles de la foule – quitte à ce qu'elle se ravise un instant plus tard, et qu'elle acclame en héros celui qu'elle aurait massacré avec délices. Aujourd'hui, la trahison ne fait plus recette, elle n'intéresse plus le peuple – et Chirac sera triomphalement réélu. Non que la masse soit tout d'un coup devenue adulte, et raisonnable : mais elle se passionne pour d'autres objets, qui dans certains cas provoqueront de sa part des comportements analogues. Pourquoi, en effet, s'enflammer encore contre un traître, alors que le lien qu'il rompt et la règle qu'il transgresse ne concernent plus personne, alors qu'ils n'existent plus, pour beaucoup, que sur le papier des feuilles d'impôt, des cartes d'identité et des bulletins de vote ?La mort de la trahison est à peu près contemporaine de l'essor de l'abstention, de l'hédonisme narcissique hérité de Mai 1968, et surtout, de l'auto-immolation du politique, délaissant ses compétences souveraines à de lointaines instances supranationales, et se résignant pour le reste à se soumettre à la loi du marché et aux exigences des sondages. À force de trahir le politique, on a fini par lui faire perdre toute substance, toute réalité : trop de trahison a tué la trahison…

 
E. Marsala
 

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