Il n’est pas, en vérité, de penseur plus ignoré ou travesti que lui. On a vu des journalistes employer le mot « maurrassien » pour discréditer des hommes politiques. Certains historiens se contentent de faire rentrer Maurras dans des grilles pré-établies, sans l’étudier sérieusement, comme le firent Victor Nguyen et même Eugen Weber. Ils font
apparaître unilatéralement Maurras comme un théoricien de l’antisémitisme d’État et font disparaître de lui le penseur politique, le critique, le prosateur, le poète, reconnu par les plus grands, de Proust à Audiberti, Valéry, Eliot et Mistral. Le temps est éloigné où un journaliste de l’humanité disait son admiration pour Anthinéa. Mais, alors, comment expliquer la profonde influence intellectuelle, esthétique, politique que Maurras exerça sur plusieurs générations, très au-delà de l’Action française et de la France ? Son rôle dans l’histoire des idées, dans la réapparition de la perspective royale ? D’où vient l’admiration que lui portaient Albert Thibaudet, Curtius ou Jean Paulhan, qui notait en 1921 : « Maurras ne nous laisse pas le droit en politique d’être médiocres ou simplement moyens ? » Est-il honnête de réduire un auteur à ses aspects les plus discutables ? Un juste discernement doit au contraire nous permettre d’en retirer le meilleur, de s’abreuver de sa part fondatrice, ce qui ne veut pas dire qu’il fournisse une totalité parfaite – ce que montre bien le Maurras de Boutang. C’est dans cette perspective que nous souhaitons le considérer ici.
La vie de Maurras appartient à un autre siècle. Mais ses plus grandes œuvres font partie intégrante de l’héritage culturel français : elles demeurent, immenses, passionnantes, et elles se présentent comme un contient riche de nombreuses vois d’accès. Certains préféreront sa Politique naturelle, son analyse politique, ses vues sur la civilisation et sur les régimes :; d’autres, sa manière d’interroger le religieux et le sacré ; d’autres, ses routes de Provence et ses chemins grecs ; ses hymnes à la beauté et sa méditation classique ; sa critique littéraire ; son platonisme…
« Cher Monsieur, lui écrivait Proust, nous vivons, hélas, comme dans deux siècles différents, je ne vois pas plus votre visage, je ne serre pas plus votre main que si vous étiez Virgile ou Dante. » Quoi qu’il n’en soit peut-être que disciple – mais en maître ‘est de cette manière que nous sommes portés, aujourd’hui, à lire Charles Maurras : comme s’il était, pour la France, Virgile ou Dante.