Par Antoine Clapas
Les Lumières se sont-elles éteintes ? Mais n'étaient-elles pas frappées de mort (de mort spirituelle) dès leur naissance ? Ce sont les questions que suscite l'essai d'Elizabeth Lévy. Les maîtres-censeurs, également nommés tontons lyncheurs, ce sont les journalistes du Monde, de Libération ou du Nouvel Observateur, des faiseurs d'opinion qui ont oublié toutes les lois du dialogue, et même ceux du combat politique. « Juger, décréter, parfois lyncher deviennent des substituts tant à la pensée qu'à l'action. » Des exemples ? Elizabeth Lévy décortique avec une rare patience les articles de presse à propos du Kosovo et de la guerre de Yougoslavie en général ; elle décrit les procès intentés au sociologue Paul Yonnet, à Pierre-André Taguieff ou Régis Debray, la création de la fausse affaire Renaud Camus, les manipulations de l'antiracisme, la dictature de l'académisme d'avant-garde en art. Toute une domination moralisatrice et dépourvue de discernement moral, perdant en même temps les exigences de la raison et ignorant la spécificité du politique. À propos du dogme européiste, et des projets politiques en général, notre essayiste résume l'attitude qui prévaut à gauche : « Méfiance envers le suffrage universel – le peuple est un obstacle à la nouvelle adaptation ». Il n'est plus question que de jouir du monde et de le dominer tout à fait, en « exhibant un sujet fondé à revendiquer une autonomie illimitée », débouchant naturellement sur un nihilisme mou.
On voit bien, à propos de l'Algérie, la position de l'establishment de la rive gauche. On décrète que l'islamisme algérien est a priori dangereux et terroriste, et l'on se réjouit qu'un président algérien interdise au peuple de s'exprimer aux élections. « Une guerre entre "affreux et pourris" ne procurerait pas aux observateurs la satisfaction de lutter contre le Mal. Il faut donc le transformer en croisade pour la liberté », interroger des femmes laïcardes minoritaires, en appelant Bab el Oued un quartier musulman d'Alger.
Sainte vigilance
Dans les grands médias, les maîtres-censeurs exercent un pouvoir sans commune mesure avec leurs contradicteurs, ni, sans doute, avec leur compétence. Ils agitent les mythes d'une France indigne, coupable et sale pour se complaire au royaume de la Vertu, tout en tenant un langage victimaire. Ils s'inventent des démons et des ennemis, voient Pétain, Héliogabal et Hitler à chaque coin de rue, chez tout passant suspecté de manquer à la sainte « vigilance ». Dès qu'une contradiction est avancée dans le "débat", ils exploitent la reductio ad petainum, comme le dit Finkielkraut, et cherchent à limiter la France aux droits de l'homme. Même dans la recherche universitaire, « la dénonciation publique des liaisons dangereuses » est « le sel de la vie vigilante », antifascisme usant de tous les droits du fascisme le plus obtus.
Les Maîtres-censeurs fournissent ainsi une suite remarquable au Terrorisme intellectuel de Jean Sévillia. Cet essai, essentiel pour comprendre les mœurs journalistiques et politiques actuelles, montre aussi l'esprit de guerre civile que l'Opinion sait animer. Il montre aussi l'une facettes les plus navrantes du système oligarchique. Quoi qu'il en soit des conclusions politiques que nous pouvons en tirer, on ne peut éprouver, par ailleurs, que tristesse et inquiétude : l'esprit délateur, la manipulation, le jeu des soupçons reflètent toute une oppression du journalisme vis-à-vis de la pensée et de ce que Maurras appelait « l'Intelligence ». Que des essayistes situés à gauche comme Taguieff et Finkielkraut puissent être inquiétés par des apprentis-penseurs révèle toute une inversion démocratique, qui place l'opinion au-dessus de la vérité, et fait dépendre le livre du journalisme. L'essai d'Elizabeth Lévy parle très peu des essayistes, des écrivains et des journalistes attachés à des traditions plus ancien-nes que la République dont elle se réclame. On y voit trop souvent une certaine gauche y donner de sages leçons à une autre gauche. Or, il nous semble que l'esprit critique doit admettre la possibilité que des personnes fondent leur conception de la politique sur le droit naturel, l'esprit de tradition, l'espoir d'une unité monarchique de la France, d'un changement d'ordre institutionnel et populaire à la fois. Cette possibilité là n'est pas prise en compte, ou de très loin. Mais n'hésitons pas à remercier Elizabeth Lévy du grand coup d'air libre qu'elle vient d'offrir courageusement.
Les Lumières se sont-elles éteintes ? Mais n'étaient-elles pas frappées de mort (de mort spirituelle) dès leur naissance ? Ce sont les questions que suscite l'essai d'Elizabeth Lévy. Les maîtres-censeurs, également nommés tontons lyncheurs, ce sont les journalistes du Monde, de Libération ou du Nouvel Observateur, des faiseurs d'opinion qui ont oublié toutes les lois du dialogue, et même ceux du combat politique. « Juger, décréter, parfois lyncher deviennent des substituts tant à la pensée qu'à l'action. » Des exemples ? Elizabeth Lévy décortique avec une rare patience les articles de presse à propos du Kosovo et de la guerre de Yougoslavie en général ; elle décrit les procès intentés au sociologue Paul Yonnet, à Pierre-André Taguieff ou Régis Debray, la création de la fausse affaire Renaud Camus, les manipulations de l'antiracisme, la dictature de l'académisme d'avant-garde en art. Toute une domination moralisatrice et dépourvue de discernement moral, perdant en même temps les exigences de la raison et ignorant la spécificité du politique. À propos du dogme européiste, et des projets politiques en général, notre essayiste résume l'attitude qui prévaut à gauche : « Méfiance envers le suffrage universel – le peuple est un obstacle à la nouvelle adaptation ». Il n'est plus question que de jouir du monde et de le dominer tout à fait, en « exhibant un sujet fondé à revendiquer une autonomie illimitée », débouchant naturellement sur un nihilisme mou.
On voit bien, à propos de l'Algérie, la position de l'establishment de la rive gauche. On décrète que l'islamisme algérien est a priori dangereux et terroriste, et l'on se réjouit qu'un président algérien interdise au peuple de s'exprimer aux élections. « Une guerre entre "affreux et pourris" ne procurerait pas aux observateurs la satisfaction de lutter contre le Mal. Il faut donc le transformer en croisade pour la liberté », interroger des femmes laïcardes minoritaires, en appelant Bab el Oued un quartier musulman d'Alger.
Sainte vigilance
Dans les grands médias, les maîtres-censeurs exercent un pouvoir sans commune mesure avec leurs contradicteurs, ni, sans doute, avec leur compétence. Ils agitent les mythes d'une France indigne, coupable et sale pour se complaire au royaume de la Vertu, tout en tenant un langage victimaire. Ils s'inventent des démons et des ennemis, voient Pétain, Héliogabal et Hitler à chaque coin de rue, chez tout passant suspecté de manquer à la sainte « vigilance ». Dès qu'une contradiction est avancée dans le "débat", ils exploitent la reductio ad petainum, comme le dit Finkielkraut, et cherchent à limiter la France aux droits de l'homme. Même dans la recherche universitaire, « la dénonciation publique des liaisons dangereuses » est « le sel de la vie vigilante », antifascisme usant de tous les droits du fascisme le plus obtus.
Les Maîtres-censeurs fournissent ainsi une suite remarquable au Terrorisme intellectuel de Jean Sévillia. Cet essai, essentiel pour comprendre les mœurs journalistiques et politiques actuelles, montre aussi l'esprit de guerre civile que l'Opinion sait animer. Il montre aussi l'une facettes les plus navrantes du système oligarchique. Quoi qu'il en soit des conclusions politiques que nous pouvons en tirer, on ne peut éprouver, par ailleurs, que tristesse et inquiétude : l'esprit délateur, la manipulation, le jeu des soupçons reflètent toute une oppression du journalisme vis-à-vis de la pensée et de ce que Maurras appelait « l'Intelligence ». Que des essayistes situés à gauche comme Taguieff et Finkielkraut puissent être inquiétés par des apprentis-penseurs révèle toute une inversion démocratique, qui place l'opinion au-dessus de la vérité, et fait dépendre le livre du journalisme. L'essai d'Elizabeth Lévy parle très peu des essayistes, des écrivains et des journalistes attachés à des traditions plus ancien-nes que la République dont elle se réclame. On y voit trop souvent une certaine gauche y donner de sages leçons à une autre gauche. Or, il nous semble que l'esprit critique doit admettre la possibilité que des personnes fondent leur conception de la politique sur le droit naturel, l'esprit de tradition, l'espoir d'une unité monarchique de la France, d'un changement d'ordre institutionnel et populaire à la fois. Cette possibilité là n'est pas prise en compte, ou de très loin. Mais n'hésitons pas à remercier Elizabeth Lévy du grand coup d'air libre qu'elle vient d'offrir courageusement.
Antoine Clapas
* Elisabeth Lévy : Les maîtres-censeurs, Lattès, 2002.