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  • N°9 - Entretien avec Xavier Martin

    Les dessous de Marianne, les racines anthropologiques de la première République
    Entretien avec Xavier Martin

    Xavier Martin est professeur à la Faculté de Droit d’Angers. Il est l’auteur de Nature humaine et Révolution française. Du Siècle des Lumières au Code Napoléon, Ed. DMM, Bouère, 2ème éd. 2002 [trad. anglaise par P. Corcoran, Berghahn Books, New York-Oxford, 2001] ; Sur les Droits de l’Homme et la Vendée, Ed. DMM, Bouère, 1994 ; L’Homme des Droits de l’Homme et sa compagne. Sur le quotient intellectuel et affectif du “bon sauvage”, Ed. DMM, Bouère, 2001.

    Dans quelle mesure la fondation de la République, en 1792, vous paraît-elle tributaire de l’anthropologie des Lumières, qui concevaient l’homme comme abstrait, susceptible de raison et indéfiniment perfectible ?

    Il est très délicat de répondre à cette question. Car l’anthropologie des Lumières est différente de ce qu’on croit spontanément. Étant d’inspiration nominaliste, elle incline à ne concevoir, à la surface du globe, que des êtres animés concrets, dont certains peuvent présenter suffisamment de ressemblances pour pouvoir être rangés sous l’étiquette  “hommes”. Mais cet étiquetage est arbitraire, approximatif, et il peut varier selon les auteurs, selon leur humeur. Les femmes, les peuplades exotiques, les paysans européens appartiennent-ils à l’humanité ? Le sens commun, dont les philosophes ne sauraient être démunis, les pousse souvent à s’exprimer, évidemment, comme si la chose allait de soi. Mais lorsqu’ils suivent leurs raisonnements, il peut se faire que la réponse soit négative, avec des nuances et des degrés, des hésitations et des repentirs, des contradictions… C’est une des sources du racisme, de l’anti-féminisme “scientifiques”, et par exemple du massacre vendéen : les exterminés ne sont pas des hommes, mais d’imprécis sous-hommes, qui refusent de laisser parachever leur hominisation par la République. « Le peuple est entre l’homme et la bête », pensait Voltaire.

    Bref, entre l’ « humanité » et (le reste de) l’animalité, il n’y a pas de frontière, et le curseur du philosophe peut hésiter. « Tout animal est plus ou moins homme », écrit Diderot : mot génialement pervers, qui peut suggérer que tout homme est plus ou moins « non homme ». Du même : « L’homme et l’animal ne sont que des machines de chair ou sensibles ». Et en effet, tous les phénomènes d’intériorité des êtres animés sont une affaire, exclusivement, de sensations, dont le jeu intérieur, s’il devient plus complexe, peut en venir à spécifier l’humain. Mais la raison proprement dite n’est en rien naturelle à l’homme. Comme tout autre animal, celui-ci, dans le principe, est fait par la nature pour un jeu optimal impliquant simplement sensations et instincts, donc demeurant en deçà de la raison. En se faisant intelligent (selon un processus quelque peu mystérieux), l’homme a forcé sa nature organique, il a donc rompu l’ordre naturel, ce qui n’est pas bon. Et dans l’immense majorité des hommes, l’intelligence demeure bancale. Elle n’est satisfaisante que chez les philosophes (eux-mêmes le constatent, et ils s’en contentent, sans se l’expliquer), qui par là même se trouvent en charge de programmer la masse de leurs « semblables » (mot évidemment inapproprié) pour leur bonheur individuel et collectif. Tout cela ne peut que déboucher sur un hyper-élitisme manipulateur (trop méconnu, peut-il sembler). J’en ai beaucoup parlé dans mon Homme des Droits de l’Homme et sa compagne. Sur le quotient intellectuel et affectif du “bon sauvage” (éd. DMM, 2001). Auguste Comte est un bon héritier de cette manière de voir : il dit sans ambages que l’Humanité exclut certains hommes et peut inclure, tout au contraire, des animaux utiles. Et il tient pour absurde la définition de l’homme comme un « animal raisonnable », pour la raison que tous les animaux le sont.

    Et la fondation de la République, dans tout cela ? Entre elle et ce dont nous parlons, je vois une relation bien caractérisée mais (quitte à faire erreur) aucun lien nécessaire. L’hyper-élitisme ainsi évoqué s’inscrit spontanément dans la logique et dans le cadre du despotisme éclairé. Mirabeau est sans doute, durant la Constituante, le plus exact représentant d’une telle logique (plus que Louis XVI…). Certaines circonstances (mais non, me semble-t-il, l’anthropologie venue des Lumières) amènent un glissement vers la République, où l’hyper-élitisme manipulateur trouve une belle occasion de briller de mille feux. D’une part, la République est voulue et fondée en France par une infinitésimale minorité. D’autre part, la tâche de remodelage de la pâte citoyenne est d’autant plus herculéenne que les Français s’avèrent gravement impréparés à l’aube nouvelle, ce que confirme abondamment leur entêtée récalcitrance aux disciplines de la cité totalitaire qui pourtant n’a d’objet que de les forcer d’être libres et heureux. Ce remodelage est programmé selon les postulats de la philosophie des sensations. Pour reprendre votre question, je vois donc un lien certain et même étroit entre l’anthropologie des Lumières et la République naissante, mais (sans en être sûr) aucune relation de cause à effet. Il faudrait bien, au demeurant, y réfléchir quelques années.   

    À cette époque, le modèle antique (celui de la cité grecque et de la république romaine) vous semble-t-il déterminant dans la fondation de la République ?

    Mon sentiment est qu’il n’est pas déterminant au sens strict, mais qu’en l’affaire il constitue un puissant moteur auxiliaire. L’idéologie de la République naissante est notoirement sursaturée de références antiquisantes. Le discours, l’élan républicains trouvent là des arguments, des références, un habillage, une source d’énergie mentale. En maintes occasions, les républicains d’alors se croient des héros antiques (« ils s’y croient », pourrait-on presque écrire). Sans cette profonde imprégnation, y aurait-il eu en 1792 la République en France ? Il me semble que oui, mais pour tout dire c’est une question qui excède la compétence de l’historien. Notons seulement que peu d’années avant la Révolution, dans son fameux Tableau de Paris, le philosophe Louis-Sébastien Mercier s’étonne avec beaucoup de verve qu’un régime monarchique, en la gavant de lettres latines, sature sa jeunesse d’esprit anti-royal et d’admiration pour l’épopée républicaine. « Il est sûr, ajoute-t-il, qu’on rapporte de l’étude de la langue latine un certain goût pour les républiques, et qu’on voudrait pouvoir ressusciter celle dont on lit la grande et vaste histoire ». Cette remarque d’un observateur souvent avisé, futur conventionnel (et républicain, du genre sincère et modéré), ne manque pas d’intérêt. C’est une pièce qui n’étaie guère ma propre réponse, mais qui peut nourrir la méditation, et  qu’avec plaisir je verse au dossier. J’ajoute que plus d’un siècle auparavant, un texte assurément emblématique en matière d’ordre politique hiérarchisé, le Léviathan de Hobbes, avait formulé une vigoureuse mise en garde, pour ce motif précis, quant à l’enseignement des lettres latines dans une monarchie.

    Y a-t-il, de l’autre côté, une filiation véritable entre le discours républicain des origines (celui de la Révolution) et la pensée républicaine contemporaine ?

    La filiation, à proprement parler, ne me paraît pas établie, mais je la présume, car je vois beaucoup de points communs entre les deux mentalités. Quels points communs ? Le caractère finalement vague des valeurs auxquelles on se réfère sans discrétion (les fameuses valeurs républicaines, expression qui bien sûr n’est que contemporaine), les prospérités matérielles cyniques de l’oligarchie drapée hypocritement dans ces valeurs énigmatiques, l’interdiction de tout débat (au moins public, répercuté par les médias) rigoureux, rationnel, sur les fondements du système et les perplexités qu’ils peuvent inspirer, la structure manichéenne du discours officiel, qui n’exerce sa fonction légitimante qu’à la condition d’exclure avec une extrême violence (physique ou verbale) des ennemis radicaux, réels ou supposés, que l’on désigne et diabolise par tous moyens. Dans la logique républicaine de la Révolution, il n’y a pas à proprement parler de citoyens, qui à l’occasion se distingueraient en bons et en mauvais, en zélés ou en tièdes, etc. ; il y a les bons citoyens, un point, c’est tout. Le reste, ipso facto, est rejeté dans les ténèbres extérieures, ex-termin-é au sens le plus techniquement neutre de l’étymologie, avant de l’être éventuellement au sens “normal” (si l’on peut dire) qu’a pris ce mot (c’est symbolique).

    Tous ce système artificiel repose sur le mensonge et la manipulation, ce qui nécessite un immense labeur de bourrage de crâne. La première République, spécialement post-thermidorienne, nourrit une aspiration sans mesure (donc en cela très techniquement totalitaire) au contrôle des esprits, à leur remodelage, leur intégral conditionnement… Diverses raisons, dont notamment l’absence de procédés technologiques proportionnés à l’ambition, font que celle-ci sombre au total dans le dérisoire faute d’embrayer un tant soit peu sur le réel. Avec les procédés dont dispose aujourd’hui un pouvoir qui nourrit d’identiques intentions, c’est tout autre chose : l’efficacité se fait maximale. Mais c’est toutefois un maximum non absolu. L’ampleur même du mensonge nécessaire, et son instant besoin d’être ininterrompu, sont peut-être à considérer comme démontrant a contrario la force radieuse de la vérité même martyrisée.

    Pourquoi, en 1792-1793, cette volonté affichée de changer la mesure et le décompte du temps ?

    L’utopique aventure du calendrier précisément dit républicain est en prise directe avec divers traits fondamentaux de l’idéologie révolutionnaire. La pulsion fondatrice, d’abord, qui très puissante dès 1789 (Mirabeau : « Il nous est permis d’espérer que nous commençons l’histoire des hommes »), acquiert un second souffle et se radicalise en 1792 (« Tout commence sous le ciel », dira par exemple Saint-Just).

    Ensuite, le scientisme rampant, qui sourdement propage l’idée (évidemment irrationnelle au plus haut point) que les lois génialement dégagées par Newton quant au monde physique, donc quant au mouvement astral, doivent être parachevées quant au socio-humain, afin qu’individus et société « tournent » dorénavant comme des mécaniques bien huilées, à l’instar du cosmos, sans fatigue pour le gouvernant-horloger. Gilbert Romme, concepteur-promoteur du calendrier neuf, a pris plaisir et attaché grande importance au fait que la république ait été fondée un jour d’équinoxe, y voulant voir une symbolique non seulement riche (qu’il se complut à détailler), mais surtout prometteuse d’un ordonnancement sociopolitique allant sans à-coups, indéfiniment. Cette vue de l’esprit est plus ancrée qu’on ne croirait durant les décennies qui englobent 1800, sous l’influence de ce scientisme des Lumières. Bonaparte, happant le pouvoir, nomme illico ministre de l’Intérieur, dans un pays à reconstruire à tous égards… un astronome, Laplace, qui a prolongé les recherches de Newton, et qui venant de produire un Traité de Mécanique céleste, est censé apte plus que d’autres, en conséquence, à instaurer la mécanique sociale française. Incompétent, Laplace perdra presque aussitôt ce portefeuille. Mais Bonaparte très bientôt fera affaire, pour cette fonction, avec … un chimiste, Chaptal, à une époque, observons-le, où le concept chimique d’affinité passe notoirement pour un aspect particulier de l’attraction universelle.

    Ensuite encore, le calendrier neuf procède de la globale aspiration révolutionnaire, étroitement connexe au thème précédent, à la simplicité. Est en cause là, principalement, la décimalisation du décompte du temps, mais aussi la dénomination des mois, calquée sur des évidences naturelles d’ordre météorologique ou agricole. S’il pleut, par exemple, on se sait en pluviôse, et vice versa : c’est d’une commodité sans précédent (je n’exagère que partiellement). Les noms des mois, dont la musicalité est calculée avec grand soin, sont également, dans leur principe, d’inspiration « sensationniste » ; on croit qu’on va retravailler efficacement les intériorités, les rendre placides, les rendre dociles en les mettant sous perfusion de sensations rassérénantes. La fonction gouvernante – on y revient – en sera simplifiée. Que cet engouement inconsidéré pour un système “simple” ait suscité, très concrètement, la plus épineuse des complications (dont les usagers de la datation révolutionnaire pâtiront à jamais) est un paradoxe typique de l’utopisme en mal d’application. Identiquement, les mots de “prairial”, “fructidor”, “vendémiaire” etc., imaginés pour apaiser, ont vite suscité, pour les raisons que chacun sait, l’impression contraire.

    Enfin, force est bien sûr de mentionner la puissante intention déchristianisatrice. Cette intention est-elle première ? Chez bien des partisans du nouvel almanach, c’est plus que vraisemblable, et même évident. Dans la logique même de sa conception, ce n’est pas certain. Première ou non, la dimension dont nous parlons est en tout cas sans équivoque : substitution spectaculaire de la naissance de la République française à celle du Christ comme pivot de l’Histoire, éviction du dimanche, et remplacement de la thématique liturgique quotidienne par une thématique agraire et utilitariste (consécration de chaque jour à un végétal, un animal, un minéral utiles à l’homme – un jour est même voué au fumier – ou à quelque instrument aratoire). « Les saints, annonce Barère, sont les derniers émigrés de la Révolution ». Cette agression religieuse et  culturelle sans précédent, envenimant l’extrême difficulté de s’accoutumer au nouveau système, a suscité une profonde répulsion dans la population. Objet d’ironie, le calendrier a traîné une pauvre existence. Le Concordat l’a cruellement dénaturé en réhabilitant, contre décade et décadi, la semaine et le dimanche. Napoléon, par réalisme, a mis fin à la plaisanterie le 10 nivôse an XIV.

    Le modèle romain, où la sphère privée ne se distingue pas de la sphère publique, explique-t-il, comme le pensait B. Constant, la dérive quasi totalitaire de la première République ?


    Là non plus je ne penche guère à croire que le modèle romain aurait à cet égard un rôle déterminant. Mais il aura joué – c’est déjà beaucoup – comme un adjuvant. L’individualisme philosophique de la perspective, en prétendant faire de la société un pur agrégat d’unités humaines (une « collection d’individus » : Sieyès, entre autres, y tient beaucoup), incline à déclasser, à dévaloriser la structure familiale. Celle-ci est tenue pour une concurrente de la société, accoutumant l’homme à un horizon assez étriqué (Danton, Robespierre, le disent explicitement). Le surcroît affectif du milieu familial lèse la cité, il affaiblit nécessairement l’intensité du lien civique avec tous les autres concitoyens. D’un conventionnel post-thermidorien évoquant la Terreur : « Les larmes versées sur la tombe d’un frère, ou d’un père, ou d’un ami, étaient un vol fait à la cité ; la douleur ne devait point ainsi se resserrer, se claquemurer dans ses foyers ; c’était un crime de s’attendrir en détail ».

    Corrélativement, l’ambiance politique se dramatisant, la famille est suspecte de cacher les sentiments éventuellement anti-civiques, de même que le domicile peut cacher des écrits, des armes, des denrées prohibés, voire des personnes suspectes. La logique du gouvernement républicain est donc de transgresser l’écran de l’intimité familiale aussi bien que celui de l’intériorité humaine. La multiplication des visites domiciliaires, l’exorbitante velléité de soustraire les enfants aux familles pour une éducation collective sont à rattacher à cette même racine. Le totalitarisme est caractérisé. J’hésiterais donc à reprendre à mon compte l’expression « dérive quasi totalitaire de la première République », parce que d’une part le quasi me paraît superflu, et que d’autre part les effets normaux (même calamiteux) d’un penchant logique (même bien intentionné) ne sauraient proprement constituer une dérive.

    Au demeurant, la propension républicaine à malmener la sphère privée peut correspondre a un mobile directement utilitaire. L’excès des affections peut constituer un frein à la disponibilité physique ou mentale des Français dont on a besoin en nombre croissant sous les drapeaux. C’est sous ce rapport, me semble-t-il, que le discours “antiquisant” très appuyé (romano-spartiate) vient seconder efficacement les ambitions républicaines. Ce n’est pas négligeable. Mais tout bien pesé, Benjamin Constant donne le sentiment de surestimer le poids d’influence du modèle antique dans la fibre totalitaire de la Révolution. Il semble n’avoir pas bien perçu, pour certaines raisons qui demeurent peut-être à élucider, mais que partiellement on peut supposer, la composante intrinsèquement totalitaire des Lumières mêmes.

    Les républicains de l’époque révolutionnaire percevaient-ils une contradiction entre leur propre discours, très égalitaire, et le caractère virtuellement oligarchique du régime qu’ils venaient de fonder ?

    Je crois qu’il faut, sur cette question, distinguer nettement l’avant- et l’après-Thermidor. De septembre 1792 à juillet 1794, temps du paroxysme révolutionnaire, l’idéologie installée est certes très égalitaire. Cet égalitarisme est à peu près sincère, ce qui ne veut pas dire qu’il soit de bon aloi. C’est le temps du suffrage universel (dans l’intention, pour ce qui est de l’avenir, et dans les textes), du maximum d’égalité successorale, du tutoiement etc. Mais cette période est plus que jamais celle où d’implacables minorités manipulantes mènent le jeu infernal dans les assemblées de sections ou de clubs, et dans la Convention elle-même ; où le suffrage universel dont nous parlions est soit une atroce caricature (la désignation des conventionnels), soit un élément clé d’une constitution mise entre parenthèses, donc inappliquée ; où les “citoyennes”, en toute hypothèse, sont expressément tenues à l’écart du champ politique ; où la logique d’exclusion tous azimuts s’emballe, chauffe et surchauffe jusqu’à l’incandescence ; où ceux qui mènent la danse macabre, en voulant sincèrement, de façon théorique, le bonheur populaire, creusent en fait un abîme entre le peuple et eux, se positionnant ontologiquement, par la force des choses, à une distance infinie au-dessus de lui (selon la logique hyper-élitiste évoquée plus haut). Lorsque Robespierre, le 18 floréal, dans le discours que l’on peut dire le plus “spiritualiste” de la Révolution, rêve de créer, chez le citoyen, « un instinct rapide qui, sans le secours tardif du raisonnement, le portât à faire le bien et à éviter le mal », il se situe ipso facto, par rapport au peuple, dans la stratosphère. Durant cette séquence, l’idéologie très égalitaire est donc porteuse en fait d’inégalitarismes violents et variés. Mais la contradiction ne gêne pas le discours officiel, pour diverses raisons : parce que ce discours est sincère dans la théorie ; parce que l’aveuglement idéologique empêche la perception des éventuelles contradictions ; parce que, si d’aventure il ne le fait pas, le caractère puissamment (re)fondateur de la phase en question fait ressentir la contradiction comme purement transitoire, voire comme condition provisoire de l’entreprise (re)fondatrice.

    Durant la période post-thermidorienne, la problématique, sous ce rapport comme sous beaucoup d’autres, change du tout au tout. La classe politique est convaincue profondément de la nocivité sociale aiguë de l’égalitarisme. Elle ne peut faire l’économie de révérences à l’égalité, mais sauf s’il s’agit d’entretenir la rhétorique anti-aristocratique, elle ne révère l’égalité que de mauvaise grâce et du bout des lèvres, avec circonspection, prenant soin d’insister sur l’égalité civile, conçue comme très en deçà de l’égalité politique. C’est dire qu’il ne peut guère y avoir chez elle un sentiment de contradiction – tout juste un léger nuage de gêne – entre le discours officiel modérément égalitaire et l’inégalité concrètement triomphante : suffrage sévèrement censitaire, exaspération de moins en moins inexprimée à l’endroit de l’égalitarisme successoral jacobin (que toutefois l’on n’osera écorner sérieusement avant l’aurore du Consulat), pugnacité intégralement décomplexée dans la défense des propriétés, tendance à la hiérarchie par les âges, discours anti-féministe, etc.

    Peut-être aura-t-on peine à le croire (et je n’en ai pas encore publié l’argumentation), mais la formule que cette classe politique exècre tout spécialement, sur le second versant de la Révolution, n’est autre que l’article fameux : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». C’est particulièrement ce demeurent égaux en droits qui ne “passe” pas, comme tenu pour fauteur en puissance des pires convulsions sociopolitiques. Lorsque la Déclaration des droits (et devoirs) de l’an III est présentée la première fois au vote des conventionnels, un député s’étonne que la formule n’y figure pas, et nul n’osant expressément s’y opposer, elle est en fait, à l’improviste, votée sans discussion comme article premier. Mais quelques semaines plus tard, lorsqu’il s’agit du vote global sur la constitution (et son préambule, la déclaration), l’article a disparu, non sans désinvolture, et les rares députés qui se hasardent à l’expression d’un étonnement à ce sujet goûtent l’infortune de se faire vertement rabrouer. Il n’est pas excessif d’avancer que la première République a développé une phobie relativement aux déclarations des droits en général (« si vous n’êtes pas guéris de la manie des préambules », dit même alors un authentique républicain), et spécialement quant au souvenir de la première, dont l’article premier a l’honneur, désormais, d’un très coriace et très tenace ressentiment. On s’en doute peu.

    Propos recueillis par Frédéric Rouvillois