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Les Epées - Page 93

  • N°14 - Editorial "Le peuple"

    Lorsque les Épées sont nées il y a quatre ans, d’aucuns pensaient qu’une telle entreprise serait vouée à l’échec, et ne dépasserait pas quelques numéros. Or, non seulement la revue a duré (voici le numéro 14), mais elle a épaissi, elle a multiplié et étoffé ses rubriques, et s’est enrichie de nouveaux rédacteurs dont elle s’honore. Si l’analyse politique domine, la culture (au sens large) y tient un rang essentiel, qui accueille toute une diversité : de la littérature à la bande dessinée, des visuels à la philosophie et à l’architecture. Non contentes de progresser, les Épées ne cachent pas leur jeu en se définissant comme royalistes.

    Qu’est-ce que cela ? En 2004 ? Est-ce bien raisonnable ? Dans un temps qui perd si nettement la raison pourtant déifiée par de grands ancêtres, la folie n’est pas si grande. On peut penser que de nombreux maux actuels auraient été évités, jugulés ou amoindris par une institution généralement vouée à s’adapter aux changements de la société (elle le fit du Xe au XVIIIe siècle). Et puis nous avons la modestie de penser que ce royalisme se cherche et se construit à mesure, medium_bainville.jpgparce que personne ici ne prétend changer un destin par un coup de sceptre magique. On ne saurait sans doute pas s’en tenir à une critique politique, sociale, économique et culturelle si une clef de voûte idéale ne rassemblait pas tout, en offrant une dimension positive à cet effort. Au reste, elle laisse la place aux divergences sur la plupart des terrains, de même qu’un roi, d’une certaine façon, ne s’appuie heureusement pas que sur des royalistes, et que des solutions pratiques ne traduisent pas nécessairement un lourd substrat idéologique.

    - Alors, où voulez-vous en venir, avec vos Épées ? À côté du rire et du plaisir, loisibles en pays de France depuis le règne de Basile de Koch, il nous paraît essentiel que perdure et se développe une critique politique et intellectuelle suffisamment ambitieuse et accessible, faite d’héritages et d’ouvertures à de nouveaux horizons. Ces temps-ci, « nuire à la bêtise », (Nietzsche), n’est pas un projet négligeable. Au-delà, c’est évidemment la tradition française qui nous importe, un peu comme les Irakiens tiennent à l’Irak et les Américains, aux Amériques. Le lecteur a dû le sentir.

    La situation des temps écarte d’elle-même une vue dogmatique de ce que pourrait être la monarchie de demain : constitutionnelle, parlementaire, traditionnelle, liée à des formes de représentation et de participation des citoyens... Les rédacteurs, à cet égard, parce qu’ils viennent d’horizons différents, nourrissent des réflexions diverses. L’important étant en somme de se retrouver sur un principe de continuité politique qui a fait ses preuves, en tant qu’il peut rassembler les Français d’hier, d’aujourd’hui et de demain, non par opinion, mais par définition. C’est là un lourd travail pour un objet qui a l’apparence d’une revue-magazine. Mais les royalistes sont des gens étranges. La disproportion des forces en présence les émeut sans les décourager tout à fait.

    Actuellement Les Épées sont la seule revue à affronter ces questions. Elles ont la mission de prolonger une tradition critique, de prospecter autant que d’hériter : pour toutes ces raisons, elles ont besoin de votre soutien.

     

    Les Épées
  • N°14 - Du peuple faisons table rase

    Par Christophe Boutin
     
    Le pouvoir du peuple est trop précieux pour être confié... au peuple. Qu’à cela ne tienne : la Cinquième a réussi à inventer le peuple factice, le peuple virtuel, l’ambiance de peuple au parfum de démocratie.
     
    «Oui, le peuple ! Mais il faudrait ne jamais voir sa gueule ». Combien de nos démocrates patentés pourraient reprendre à leur compte cette remarque de Jules Renard dans son Journal de 1904. Dans la mise en œuvre technique de la démocratie, cela n’est pas sans conséquences, et Joseph-Barthélémy rappelle ainsi, dans son Précis de droit constitutionnel, « les efforts faits par les élus pour s’affranchir de la servitude à l’égard des électeurs ». Pour singulière qu’elle puisse nous sembler de nos jours, cette formule représente cependant assez bien ce qui fait le cœur de la démocratie libérale. Après avoir en effet proclamé que le Tiers-État était « tout », le bon abbé Sieyès allait rapidement développer une théorie de l’électorat-fonction, opposée à celle de l’électorat-droit de Rousseau, qui ne permettrait qu’à quelques-uns d’être effectivement « quelque chose ».
     
    Peuple et légitimité du pouvoir

    Rappelons brièvement les données d’un problème qui reste centré sur l’expression d’une volonté générale dont découle la norme suprême, ici la loi. Dans une première approche, la souveraineté dite « populaire » appartient au peuple, chaque individu en disposant d’une parcelle inaliénable, et la volonté générale n’est que la somme des volontés particulières. Dans ce cas en effet, chaque individu dispose d’une égale capacité à penser au bien commun plutôt qu’au sien propre, ce qui fonde d’ailleurs sa liberté politique. Les conséquences institutionnelles sont la démocratie directe et si, pour des raisons pratiques, on ne peut y parvenir, les représentants élus sont révocables quand le peuple le désire, dans le cadre d’un mandat impératif.
    Dans la seconde approche, celle de la souveraineté dite « nationale », la volonté générale est celle de la nation, personne morale distincte des individus qui la composent. Comme il faut cependant qu’elle s’exprime, un système permet de désigner des représentants qui sont, ici, les plus capables, choisis pour délibérer librement, et c’est de cette libre délibération que naîtra la loi. Pas question alors d’être révocable, et la remise en cause du mandat lors d’élections régulières semble bien suffisante. Cette seconde approche permet de limiter le droit de suffrage, en instaurant par exemple un suffrage censitaire censé améliorer le choix des capacités.
    Dès les débuts de la Révolution, Mirabeau ou Condorcet, pour s’affranchir du mandat donné par les Cahiers de doléance dont ils ne sont que les porte-parole devant les États généraux, se réclament de la souveraineté nationale. Aujourd’hui, notre Cinquième république dans laquelle « la souveraineté nationale appartient au peuple, qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum » proclame comme principe le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». C’est toute l’ambiguïté de notre système : en façade, il se veut la simple - et fidèle - transcription de la libre expression des choix populaires ; en pratique, le peuple a été évincé de la scène politique. Et ce qui est ici critiquable n’est d’ailleurs pas cette mise à l’écart, parfaitement compatible avec une certaine approche de la démocratie, mais le fait qu’elle se fasse au nom d’une prétendue « meilleure démocratie ».
     
    Maîtriser la participation populaire

    Exclusion du Peuple, donc, et à cet effet on peut relever la perversion des éléments de démocratie directe prévus par le pacte fondateur. Le référendum national n’est plus cet instrument de choix politique par lequel le titulaire du pouvoir engageait sa responsabilité et vérifiait sa légitimité. Pour écarter tout plébiscite - forcément odieux -, le référendum, maintenant dénué de toute passion, n’est au mieux qu’une votation populaire de la loi. Et dans ce cadre, on peut même se demander si les élus ne se défaussent pas alors sur les électeurs de choix difficiles à assumer, comme c’est plus encore le cas avec le référendum « local ». De toute manière, l’initiative populaire étant strictement écartée, au nom de la paix civile, les questions posées sont souvent d’un intérêt des plus limités et servent surtout à créer une fallacieuse « ambiance » de démocratie directe.
    Exclusion du peuple lors des élections ensuite, puisque les candidats sont choisis par des partis politiques qui, chassés par la porte gaullienne de 1958, sont depuis entrés par la fenêtre. On se souvient de la définition de l’électeur donnée par l’irremplaçable Ambrose Bierce : « Électeur : celui qui jouit du privilège sacré de voter pour l’homme choisi par un autre ». Le tour de passe-passe ne date donc pas d’hier, mais le caractère sacré s’estompe et plus personne n’a d’illusions. On sait d’ailleurs qu’aux élections actuelles les partis dits « de gouvernement » sont minoritaires face à cette somme de réfractaires, certes désunis, que représentent les non-inscrits, les votes blancs et nuls, les abstentions et les votes pour ces partis hâtivement qualifiés de « protestataires ».
    Ces partis auraient pourtant, comme tous les autres, vocation à participer sinon au gouvernement, au sens limité de l’exécutif, au moins à l’élaboration de la norme dans le cadre de la délibération. Or, et c’est là une manière éclatante d’écarter le peuple, l’évolution des modes de scrutin rend cette présence dans l’organe délibérant quasiment impossible pour nombre de consultations. Certes, le découpage des circonscriptions comme le choix du mode de scrutin sont des éléments techniques, nécessaires dans toute démocratie à partir du moment où la participation directe est exclue. Mais lorsqu’ils ne sont mis en place que pour générer une conséquence politique précise, cela met en jeu la crédibilité du système. Ainsi, une « meilleure » démocratie suppose peut-être le bipartisme, mais il semble peu conforme à l’esprit de la démocratie de l’imposer à un pays qui, manifestement, n’en souhaite rien, par une modification du mode de scrutin. Si l’échec cuisant des élections de 2004 pour les promoteurs de cette opération montre bien les limites d’une telle tentative, le fait qu’on ose la tenter, vêtu de lin blanc et de candide pureté, laisse rêveur !
    Certes, le Conseil constitutionnel a fait du pluralisme « le fondement de la démocratie », mais il s’agit ici d’une fausse égalité des chances (le droit de participer à un scrutin), sans égalité de résultat. Il peut donc, d’abord, ne pas y avoir d’élus d’une fraction de la population, dès lors incapable d’exprimer son opinion devant les chambres. Ensuite, ce qui est plus grave, les jeux sont truqués dès le début. D’abord parce que toute candidature nationale - mais aussi, de plus en plus, locale - demandant des financements importants, seuls les candidats présentés par les partis peuvent garder l’esprit serein. Ensuite, parce que les modes de scrutin peuvent très bien conduire à écarter candidats ou listes, soit en établissant des seuils d’accès aux seconds tours, soit parce qu’ils favorisent « naturellement », comme le scrutin majoritaire uninominal, un certain bipartisme né du trop fameux « vote utile ». Et si tout cela ne suffit pas, on peut encore changer la donne : après l’élection présidentielle de 2004, le Conseil constitutionnel considéra que le trop grand nombre de candidats avait brouillé la lisibilité de l’élection. Or il l’avait déjà écrit, il y a une trentaine d’années, ce qui avait conduit à relever le nombre de présentateurs. On sait pourtant qu’un candidat, représentant une part non négligeable de l’électorat, a peiné à trouver les cinq cents signatures nécessaires en 2004…
     
    Remplacer le peuple par sa fiction

    La coupure est donc permanente car, pour une part de nos dirigeants, fidèles peut-être à la conception libérale de la démocratie, ou plus souvent à une approche bien comprise de leurs intérêts, le peuple n’a pas à apparaître sur la scène politique, sinon pour légitimer un choix, d’hommes ou de moyens, qu’ils auront déjà opéré en amont. Mais la démocratie moderne empêche d’affirmer cette approche. D’abord, parce que la vague égalitariste a déferlé et que chacun s’estime en droit de prétendre à tout, et n’importe quand ; ensuite parce que notre démocratie dite « d’opinion » est ultra médiatisée, et qu’aucun contre-pouvoir n’arrive à s’opposer à nos médias. La démocratie libérale est une démocratie de club anglais, feutrée, entre gens du même monde ; la démocratie moderne est celle de l’agora permanente… mais sous contrôle.
    C’est pourquoi, consciente que le roi - même populaire - est nu et que l’opération d’escamotage devient cruellement visible, notre pseudo-élite a décidé de remplacer le peuple par un autre. À côté en effet du peuple politique des citoyens, à la participation toujours plus faible, la « vraie » démocratie, a trouvé d’autres voies. Voici les « panels de citoyens » (inventés à Issy-les-Moulineaux), choisis sur des critères très particuliers, en dehors en tout cas de toute légitimité démocratique, mais invités à s’exprimer au nom du peuple sur les grands choix de société. Voici les sondages d’opinion, commentés avec autant de soin que l’on aura mis à choisir les questions posées, toujours en désaccord avec la votation suivante, mais dont on nous explique pourtant qu’ils la préfigurent si bien que l’on pourrait s’en dispenser.  Voici les consultations de l’e-démocratie, tellement plus moderne, tellement plus chic, où le citoyen numérisé « chébran » répond, d’un clic sur son téléphone portable, à une question dont il se fiche. Voici enfin la « démocratie participative » des associations stipendiées aux effectifs anémiques, des « mouvements spontanés » dont les membres finissent au cabinet du ministre, des syndicats « représentatifs » élus avec un taux d’abstention record…
    Consultations bidons, citoyens bidons, cette démocratie de substitution n’est en rien un substitut à la démocratie politique. Quand tout est contrôlé, verrouillé, cadenassé au nom de la Liberté, la crise majeure est proche. Notre (leur ?) démocratie s’épuise dans la mise à l’écart du peuple et court le risque permanent d’être dépassée, sur sa droite et sur sa gauche, par ceux qui lui demandent peut-être, tout simplement, de redevenir fidèle au vœu de son baptême… ou de pousser jusqu’au bout les conséquences de ses principes.
     
     
    Christophe Boutin