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les epees - Page 79

  • N°17 - Fausses pistes

    Par E. Marsala
     
    Qui sommes-nous ? D’où venons-nous, nous, les réactionnaires ? À quelles généalogies intellectuelles, à quelle famille de pensée nous rattachons-nous au juste, et comment doit-on nous qualifier ? Qui sont nos amis, nos adversaires ? Où sont nos frères, nos cousins, nos voisins, et ceux qui ont usurpé leur identité ? Cette question cruciale – et pas seulement pour nous – a déterminé nombre des réflexions, des orientations, des articles et des dossiers de cette revue – sans parler de celles qui l’ont précédées, et de celles qui lui succéderont sans doute. C’est dire si l’ouvrage d’Antoine Compagnon, Les antimodernes, était attendu, et avec quelle voracité nous nous sommes mis à le déguster, l’appétit aiguisé par la réputation de l’auteur, un assez drôle d’oiseau, scientifique de formation, polytechnicien converti aux lettres par Roland Barthes, aujourd’hui professeur de littérature française à la Sorbonne et à Columbia. Et il faut avouer que les premières bouchées, les premières pages s’avèrent plutôt prometteuses, notamment lorsque l’auteur, ayant qualifié les antimodernes de « modernes déchirés », « en délicatesse avec les temps modernes, le modernisme ou la modernité », met le doigt sur l’ambiguïté profonde de la pensée réactionnaire, définie par ce qu’elle combat et fascinée par ce qui la révulse. Ou encore, lorsqu’il souligne l’importance majeure des antimodernes dans la culture française depuis deux siècles, et l’attrait croissant qu’ils exercent de nos jours : « les antimodernes nous séduisent. La Révolution française appartient au passé, (…) elle semble n’avoir plus rien à nous apprendre, tandis que les antimodernes nous sont de plus en plus présents et paraissent même prophétiques. Nous sommes attentifs aux chemins qui n’ont pas été empruntés par l’histoire. Les vaincus et les victimes nous touchent, et les antimodernes s’apparentent aux victimes de l’histoire (…). Ils ont maintenant l’air plus contemporains et plus proches parce qu’ils étaient plus désabusés. Notre curiosité pour eux s’est accrue avec notre suspicion postmoderne à l’égard du moderne ».
    Aurions nous enfin la réponse à nos questions, la réflexion ouverte et sérieuse que nous attendions ? En fait, plus on avance dans la lecture, et plus l’on sent que quelque chose cloche, que tout cela ne fonctionne pas très bien, plus on doute de la pertinence de la catégorie intellectuelle mise au jour par Compagnon, plus on devine qu’elle se résume à un fourre-tout habilement ménagé où l’auteur peut ranger ceux qui lui plaisent, mais dont il va prendre soin d’exclure tous ceux qui le gênent – et notamment, « les conservateurs et réactionnaires de tout poil ». Autrement dit, ceux qui ne lui paraissent pas sortables, même lorsqu’ils correspondent en tous points aux critères énoncés par ailleurs.
    C’est ce que l’on voudrait reprendre brièvement, pour montrer en quoi la typologie dégagée s’avère défaillante, et comment elle aboutit à des conclusions largement indéfendables, à des impasses : en un mot, pour raconter l’histoire d’une déception, et d’un ratage.
     
    Une typologie défaillante
     
    Alors que la deuxième partie de l’ouvrage, “les hommes”, est consacrée à brosser les portraits de quelques grands antimodernes, la première, la plus importante, intitulée “les idées”, a pour ambition d’établir les bases d’une typologie. C’est-à-dire, de poser les critères qui permettront d’intégrer un auteur ou un penseur dans la catégorie des antimodernes, ou qui conduiront à l’en exclure. Les « figures de l’antimodernité, explique donc Compagnon, peuvent être reconduites à un nombre restreint de constantes – six exactement –, et encore elles forment un système où nous les verrons se recouper souvent ». Et l’auteur d’énumérer, successivement, une figure politique, la contre-révolution, une figure philosophique, l’hostilité aux Lumières, une figure morale, le pessimisme, une figure religieuse, « le péché originel (qui) fait partie du décor antimoderne habituel ». À quoi il ajoute encore une figure esthétique, le sublime, et une figure de style, « quelque chose comme la vitupération et l’imprécation ». Nous voici donc en présence de six critères.
    Mais arrivé à ce stade, on se prend à hésiter sur le statut que Compagnon entend donner à ces “figures” : s’agit-il effectivement de critères, permettant de constituer une catégorie, l’antimodernité, dotée de contours relativement stables et définis ? Ou bien simplement de “lieux communs”, de “champs” particuliers, où l’on aura des chances de rencontrer des antimodernes, mais où l’on croisera aussi des auteurs étrangers à cette catégorie, d’autres penseurs antimodernes pouvant en revanche se trouver ailleurs, et ne jamais fréquenter l’un de ces lieux – auquel cas cette catégorie de l’antimodernité s’avérerait d’emblée extrêmement poreuse, instable et incertaine ?
    À certains moments, Antoine Compagnon semble bien en faire des critères, au sens fort du terme : ainsi, lorsqu’il cite une lettre de Gustave Flaubert à la princesse Mathilde rapportant la disparition de Théophile Gautier : « il est mort du dégoût de la vie moderne : le 4 septembre l’a tué ». Dans cette lettre, souligne Compagnon, « tous les traits de l’antimoderne sont réunis en quelques lignes » : l’antidémocratisme, le catholicisme, la vitupération, le pessimisme. Mais à d’autres moments, à d’autres endroits du livre, le raisonnement s’embrouille, les critères s’étiolent, et l’on a le sentiment – comme lorsqu’il affirme qu’entre Maistre et Bonald, sa « préférence va au premier » – qu’il s’agit surtout, pour lui, de donner un habillage savant à des choix littéraires foncièrement subjectifs.
    Supposons toutefois, pour l’instant, qu’il s’agit bien de critères, permettant de déterminer l’appartenance (ou non) de tel penseur à la catégorie en question. Est-on alors en présence de critères cumulatifs – l’antimoderne véritable correspondant à l’ensemble de ces critères – ou simplement alternatifs – signifiant que pourrait appartenir à cette catégorie tout auteur satisfaisant à l’un quelconque des six critères ? Dans la première hypothèse, la catégorie de l’antimodernité se restreindrait de façon drastique, et interdirait notamment d’y faire figurer certains des écrivains du XXe siècle évoqués par Compagnon dès le début de son livre : Breton, Bataille, Blanchot, Barthes, etc. Dans la seconde hypothèse, au contraire, elle se gonflerait démesurément – une tentation à laquelle Compagnon cède à plaisir, lorsqu’il qualifie d’antimodernes tous ceux (de ses amis) qui protestent, d’une manière ou d’une autre, contre leurs contemporains ou le monde qui les entoure.
    En fait, si on les considère du point de vue de l’histoire de la pensée, force est de constater que ces critères, ces “figures”, ne sauraient être considérés comme équivalents lorsqu’il s’agit de déterminer sérieusement la catégorie de l’antimodernité. Les quatre premiers, en effet, – contre-révolution, hostilité à la philosophie des Lumières, pessimisme anthropologique et insistance sur la Chute – apparaissent, contrairement aux deux suivants (l’esthétique du sublime et la vitupération), très étroitement liés les uns aux autres, puisqu’ils se ramènent tous quatre, au fond, à une même hostilité radicale au mythe du Progrès. Eux seuls ont ainsi quelque chose à voir avec l’idée de modernité – qui n’est elle-même, au sens propre, qu’une déclinaison du progressisme, impliquant un acte de foi dans la puissance illimitée de la raison agissante d’un homme appelé à devenir « comme maître et possesseur de la nature ». Au passage, on observera que Compagnon a oublié de mentionner, parmi les critères de l’antimodernité, le thème pourtant décisif de la nature, qui constitue pourtant un fil d’Ariane beaucoup moins ténu que nombre de ceux qu’il prétend déployer.
    Toujours est-il que, parmi ceux qu’il évoque, seuls les quatre premiers critères s’avèrent pertinents au regard de la catégorie qu’il entend construire : les deux autres, même s’ils se trouvent brillamment illustrés dans l’œuvre de certains antimodernes, ne paraissent en revanche nullement significatifs de l’antimodernité en général.
    À propos du style « véhément » ou « vitupérant », par exemple, Compagnon remarque, chez Joseph de Maistre, un goût du paradoxe et de la provocation se traduisant par l’usage fréquent de l’oxymore. Mais que pourrait-on en déduire, au fond, sur la notion d’antimodernité ? Que peut-on en tirer ? Absolument rien, d’autant que la rhétorique jacobine est encore plus riche que celle de Maistre en oxymores, figures de style d’ailleurs dénoncées à l’époque par Laharpe comme caractéristiques du projet révolutionnaire de renversement total des choses et des valeurs par la violation du langage.
    Quant à l’esthétique du sublime, dont on ne perçoit pas non plus la liaison nécessaire avec la notion de modernité (ni avec son contraire), elle semble n’avoir, dans le dispositif mis en place, qu’une fonction essentielle : celle qui consiste à démontrer que Maurras, qui la récuse obstinément, « se situe par là nettement aux antipodes de l’antimoderne ».
    Si l’on en vient enfin à Maurras, ce n’est donc pas fortuitement, ni par raccroc. En feuilletant l’index, on constate en effet qu’il est l’auteur le plus fréquemment cité de l’ouvrage, juste après Baudelaire. Et pour cause : celui qui fut, au XXe siècle, l’antimoderne par excellence ne pouvait, sous peine de discréditer le propos, être écarté d’un simple revers de main : d’autant qu’il correspond à quatre ou cinq des critères établis par Antoine Compagnon, et qu’il incarne au plus haut point l’ambiguïté caractéristique de l’antimoderne dans son rapport à la modernité. Mais en même temps, il n’est pas question, pour un universitaire soucieux de sa réputation médiatique, de laisser entrer le loup dans la bergerie de ces « réactionnaires de charme » que sont les antimodernes, ni de se dire séduit par un courant culturel où figureraient aussi le diable, ses suppôts et ses disciples. Dans la démonstration, Maurras représente un enjeu de premier ordre : d’où l’acharnement pathétique de l’auteur à tenter de chasser le méchant du temple, et la multiplication des attaques, tantôt énigmatiques (« Maurras, qui n’était pas un antimoderne même s’il avait commencé sa vie comme critique littéraire », page 24), tantôt sommaires, mais toujours partiales – une partialité qui se manifeste parfois avec éclat, comme lorsqu’en évoquant Julien Benda, Compagnon précise que « bien que certains l’aient tenu pour un graphomane, un vulgarisateur, un imposteur et un charlatan, il mena à partir de la NRF un combat vigilant contre la droite intellectuelle et l’Action française » – laissant entendre que le simple fait d’avoir mené un tel combat le lavait de toutes les accusations accumulées contre lui.
    Les bons, et les méchants ? Non seulement, on les distingue aisément – le méchant, c’est celui qui ose croire que son combat n’est pas perdu d’avance –, mais on n’a pas le droit de les mélanger, de les réunir dans la même catégorie ; du coup, celle-ci en perd toute consistance – comme semble d’ailleurs l’avouer l’auteur lorsqu’il reconnaît que « la distinction entre le moderne et l’antimoderne étant par définition relative, on est toujours le moderne de l’un et l’antimoderne de l’autre. Chateaubriand, le premier des antimodernes à nos yeux, est le pire des modernes aux yeux de Maurras ». En bref, on n’est pas en présence d’une catégorie véritable, d’un ensemble cohérent, mais d’un label aléatoire, décerné comme un prix de vertu en fonction des goûts et des lectures de l’auteur.
    D’où, la liste de portraits, parfois franchement surprenants, que dresse Antoine Compagnon dans la seconde partie de son livre, “Les hommes”. Des hommes parmi lesquels figure ainsi un écrivain qui, à bien des égards, apparaîtrait plutôt comme l’anti-antimoderne par excellence, Julien Benda. Celui-ci, rappelle Compagnon, « fit toute sa longue carrière d’homme de lettres sur une idée fixe, la réfutation de la philosophie et de la littérature modernes au nom du rationalisme et de l’universalisme des Lumières ».
     
    Des conclusions insoutenables
     
    Et l’on comprend alors, avec un peu de stupeur, le problème de la démonstration : celle-ci résulte au fond de l’absence d’une définition serrée de la notion de modernité, qui rejaillit naturellement sur son antithèse. Dans la remarque que l’on vient de citer, par exemple, le terme « moderne » est utilisé comme synonyme de “contemporain” ou d’“actuel”, bien qu’il désigne en l’occurrence une attitude et une pensée anti, ou du moins, postmodernes – au vu des critères dégagés par Antoine Compagnon –, impliquant un dépassement du rationalisme, de l’optimisme et du progressisme. Si l’on rend aux mots leur sens véritable, et que l’on s’en tient à la typologie établie dans la première partie, c’est donc au nom de la modernité, celle des Lumières, que Julien Benda, « rationaliste absolu », disciple fanatique de Kant et de Renouvier, combat l’antimodernité de ses contemporains : « la préciosité, l’obscurité, la rareté » en littérature, le pessimisme et l’organicisme en philosophie, le particularisme, le nationalisme et l’antidémocratisme en politique. Pour en revenir aux critères de départ, le seul auquel satisfasse Benda est celui du style – en se montrant d’une agressivité furieuse, même pour l’époque, qui lui vaudra une réputation détestable et le surnom de “buveur de sang”. Mais on a vu que ce critère n’en était pas un. Quant au reste, Benda n’a décidément rien à voir avec l’antimodernité : ou alors, cette notion n’aurait aucun sens, puisqu’elle se bornerait à regrouper un certain nombre de penseurs n’ayant en commun qu’une certaine hostilité à leur époque, et la chance d’être agréés par monsieur Compagnon.
    Nous évoquions, au début de cet article, l’histoire d’un ratage, et celle d’une déception. Le mot « antimoderne », dont Compagnon n’est d’ailleurs pas l’inventeur, aurait pu être très utilement employé pour désigner, d’une façon à la fois précise, éclairante et non péjorative, un large courant de pensée qui apparaît au cours du XVIIe siècle en réaction à l’idée de Progrès, qui prend corps à l’époque révolutionnaire et se prolonge effectivement jusqu’à nos jours. Il est donc fort regrettable qu’il n’ait été utilisé, en l’occurrence, que pour décorer un joli bric-à-brac, parfois séduisant, mais dépourvu de cohérence logique et de pertinence historique. Le travail reste à faire.


    E. Marsala
     
     
    + Antoine Compagnon, Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes, NRF, Gallimard, 2005, 467 p.
     


  • N°17 - La métamorphose des super héros

    Par Hector Nissac
     
    Les super héros ne sont pas invulnérables. Mais depuis leur naissance en 1938, ni les blessures, ni les trahisons, ni même la mort n’étaient parvenues à les stopper. Jusqu’au 11 septembre 2001 où l’effondrement des tours du World Trade Center sembla leur porter un coup fatal. Batman, Hulk et consorts, victimes collatérales de Ben Laden ? Bilan quatre ans après la Chute.
     
    Quel pouvait être l’avenir des super héros, symboles d’une Amérique triomphante et sûre d’elle-même, aux lendemains d’attentats qui révélaient la fragilité de l’hyperpuissance ? Plus question pour les scénaristes de renvoyer les justiciers costumés lutter contre des invasions extraterrestres ou des menaces apocalyptiques. Tout comme Hollywood annulait ces blockbusters les plus violents, le monde des comics se devait de faire profil bas. Et la profession de rendre à son tour un hommage appuyé aux victimes en montrant dans des numéros d’anthologie Superman déblayer les ruines de Ground Zero ou Spiderman confronté à l’hostilité de tous ceux qui lui reprochaient de n’avoir rien fait ! Réduit au silence et à l’inaction, le super héros devait aussi subir la concurrence des nouveaux héros de l’Amérique, pompiers, policiers et médecins. À tel point que même Marvel, la principale compagnie de bande dessinées US, entreprit de publier de nouvelles séries qui, pour la première fois, mettaient en scène des samaritains dénués de pouvoirs, de simples individus dont l’adversité avait révélé la valeur morale. Acculé, donné cent fois pour mort, le super héros allait malgré tout survivre et opérer une spectaculaire renaissance.
     
    Born again
     
    Dans un premier temps, pour renouer avec le succès, certains auteurs préconisèrent un retour aux postulats les plus primaires du genre. Pour eux, les justiciers masqués devaient redevenir, comme durant la Seconde Guerre mondiale, des super patriotes luttant contre l’envahisseur, des pantins aux ordres de l’oncle Sam dont les exploits en papier étaient censés divertir et l’enfant de l’arrière et le GI du front. C’est ainsi que l’on vit quelques super héros, Captain America le premier, partir guerroyer contre l’ennemi islamiste et les dictatures baasistes. Mais cette tentation revancharde demeura anecdotique. Par son intensité dramatique et ses conséquences, le choc du 11 septembre permit un changement bien plus considérable, la concrétisation en fait d’une évolution amorcée dès la fin des années 70. À partir de cette époque, sur fond de contre-culture et d’échec au Vietnam, le super héros est devenu plus sombre et tourmenté, davantage préoccupé par le contexte social et politique d’une Amérique en crise. C’est dans cette veine – à laquelle Alan Moore et Frank Miller donnèrent ses lettres de noblesse – que le nouveau super héros post-9/11 allait jaillir. Ses caractéristiques ? D’abord, il a rangé au placard ses collants et sa cape fluo pour revêtir des tenues paramilitaires adaptées aux combats. Ensuite, c’est un militant qui, comme tel, se refuse à porter un masque et n’utilise aucune double identité. Enfin, son combat est essentiellement politique et ses méthodes pour le moins radicales : il est prêt à tout pour imposer l’ordre mondial qu’il juge le meilleur et le plus juste. Ce concept décliné de multiples manières a donné naissance, au milieu de beaucoup de médiocrité, à quelques histoires qui resteront : The Autority – une série dans laquelle un groupe d’anarchistes utopistes impose sa dictature sur la planète – et New X-Men – où Grant Morrison et Frank Quitely réinventent complètement l’univers du plus populaire groupe de mutants – en sont les meilleurs exemples.
     
    Le mythe de l’âge d’or
     
    Parallèlement, cette mutation du super héros s’accompagna d’un véritable retour aux sources. Des scénaristes, parmi les plus ingénieux, entreprirent, toujours sur les traces d’Alan Moore, de revisiter complètement les codes du genre tels qu’ils furent définis durant l’âge d’or des comics. Si sous leur plume le super héros retrouvait ses costumes et son attirail kitsch, c’était pour mieux s’interroger sur son rôle dans la société, sur sa normalité, pour montrer ses failles et ses complexes, etc. Ainsi de deux séries récentes traduites en septembre par les éditions Delcourt. Dans Invincible, Robert Kirkman et Cory Walker nous font découvrir la vie d’un jeune lycéen dont le père n’est autre que le super héros le plus puissant de tous les temps. Comment faire dans ces conditions pour étudier, draguer ou se faire des amis ? Quelle attitude adopter quand, avec la puberté, arrive des pouvoirs particulièrement effrayants et totalement incontrôlables. En privilégiant le récit intimiste, Invincible nous offre une relecture particulièrement intelligente et novatrice d’une recette qui fit le succès du Spiderman des années 60 et 70 : raconter l’ordinaire d’un personnage extraordinaire. Dans le même style, les frères Luna s’amusent à décrire les tribulations d’une super héroïne à Spring City, une ville où les justiciers costumés sont partagés entre leur lutte pour la justice et la gestion de leur image publique. Une série, qui tient tout à la fois de Sex in the city et de Wonder Woman, où Ultra, l’une des femmes les plus puissantes de la planète, doit non seulement affronter les criminels mais aussi les hordes de paparazzi, les fans en délire ou les amants intéressés.
     
    French touch
     
    À l’instar d’un Mickey, les super héros américains sont devenus des icônes d’une culture populaire mondialisée, à tel point qu’aujourd’hui tout le monde connaît Superman, Batman ou Wonder Woman sans avoir jamais lu l’un des comics qui ont fait leur renommée. Quoi de plus logique que des auteurs franco-belges nourris de leurs aventures s’emparent de cet héritage pour livrer leurs propres visions du genre. D’abord standardisé et calqué sur le modèle américain, cet exercice s’est récemment révélé des plus audacieux et intelligent. Inaugurant un nouveau format (80 pages et couverture souple), la collection “Expresso” de Dupuis vient d’en offrir deux fleurons, deux albums de qualité dans lesquels hommages décalés et pastiches font mouches. Dans l’univers de Comix Remix, proche de celui de Watchmen, les super héros sont devenus des hommes-sandwich, vantant indifféremment marques de pizzas ou de lessives, qui se livrent à toutes les bassesses pour conserver cette juteuse rente. Dans Prestige de l’uniforme, un scientifique médiocre méprisé par sa femme, humilié par ses collègues de bureau trouve enfin la reconnaissance de ses proches grâce à une expérience qui lui confère de mystérieux pouvoirs. Bénéficiant toutes deux d’un graphisme très personnel, loin des canons des comics, ces deux histoires empruntent aux mêmes thématiques que les nouveaux super héros en ajoutant un ton décalé qui les rend indispensables.
    De part et d’autre de l’Atlantique, le super héros, trop vite considéré comme désuet, connaît donc une second souffle. Espérons que ce renouveau prometteur saura dynamiser une bande dessinée américaine souvent conformiste et donner un souffle épique et fantastique à une école franco-belge un peu trop égocentrée. 
     
     
    Hector Nissac