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les épées - Page 130

  • N°5 - Editorial "Un inconnu nommé Maurras"

    Il n’est pas, en vérité, de penseur plus ignoré ou travesti que lui. On a vu des journalistes employer  le mot « maurrassien » pour discréditer des hommes politiques. Certains historiens se contentent de faire rentrer Maurras dans des grilles pré-établies, sans l’étudier sérieusement, comme le firent Victor Nguyen et même Eugen Weber. Ils font medium_maurras.jpgapparaître unilatéralement Maurras comme un théoricien de l’antisémitisme d’État et font disparaître de lui le penseur politique, le critique, le prosateur, le poète, reconnu par les plus grands, de Proust à Audiberti, Valéry, Eliot et Mistral. Le temps est éloigné où un journaliste de l’humanité disait son admiration pour Anthinéa. Mais, alors, comment expliquer la profonde influence intellectuelle, esthétique, politique que Maurras exerça sur plusieurs générations, très au-delà de l’Action française et de la France ? Son rôle dans l’histoire des idées, dans la réapparition de la perspective royale ? D’où vient l’admiration que lui portaient Albert Thibaudet, Curtius ou Jean Paulhan, qui notait en 1921 : « Maurras ne nous laisse pas le droit en politique d’être médiocres ou simplement moyens ? » Est-il honnête de réduire un auteur à ses aspects les plus discutables ? Un juste discernement doit au contraire nous permettre d’en retirer le meilleur, de s’abreuver de sa part fondatrice, ce qui ne veut pas dire qu’il fournisse une totalité parfaite – ce que montre bien le Maurras de Boutang. C’est dans cette perspective que nous souhaitons le considérer ici.

    La vie de Maurras appartient à un autre siècle. Mais ses plus grandes œuvres font partie intégrante de l’héritage culturel français : elles demeurent, immenses, passionnantes, et elles se présentent comme un contient riche de nombreuses vois d’accès. Certains préféreront sa Politique naturelle, son analyse politique, ses vues sur la civilisation et sur les régimes :; d’autres, sa manière d’interroger le religieux et le sacré ; d’autres, ses routes de Provence et ses chemins grecs ; ses hymnes à la beauté et sa méditation classique ; sa critique littéraire ; son platonisme…

    « Cher Monsieur, lui écrivait Proust, nous vivons, hélas, comme dans deux siècles différents, je ne vois pas plus votre visage, je ne serre pas plus votre main que si vous étiez Virgile ou Dante. » Quoi qu’il n’en soit peut-être que disciple – mais en maître ‘est de cette manière que nous sommes portés, aujourd’hui, à lire Charles Maurras : comme s’il était, pour la France, Virgile ou Dante.

     
    Les Épées
     

  • N°5 - Entretien avec le Pr Ibn P. Assidim

    La politique contre le totalitarisme
    Entretien avec le Pr Ibn P. Assidim
    Philanthrope et gérant de la Société impériale du bitume du Maroc.

    Pensez-vous que, dans l'histoire des idées, Maurras soit surtout repérable comme l'auteur d'une synthèse de la pensée réactionnaire ?


    À une telle question, on doit sans doute répondre en plusieurs points. Le premier, c'est qu'il opère en effet, de son propre aveu, indéfiniment répété et décliné, une synthèse des principaux courants contre-révolutionnaires du XIXe siècle : d'une part, celui des "classiques", lié à l'émigration, et que Barbey d'Aurévilly appelait les "prophètes du passé" : Joseph de Maistre, Louis de Bonald, subsidiairement Barruel ; d'autre part, la littérature contre-révolutionnaire, incarnée par Balzac, Baudelaire et bien sûr Edgar Poe ; d'autre part enfin, les éléments contre-révolutionnaires plus ou moins épars dans les œuvres des grands penseurs de la seconde moitié du XIXe, Renan, Frédéric Le Play, Taine, et évidemment Auguste Comte. Le premier intérêt de Maurras est sans doute de cet ordre : d'avoir réuni en une synthèse cohérente ces apports relativement disparates.

    Le second point sur lequel il faut insister, en contrepoint du premier, c'est que la plupart des grandes œuvres politiques sont au fond, elles aussi, des synthèses : il est facile de trouver des précurseurs au Prince de Machiavel, à la République de Bodin ou à L'Esprit des Lois de Montesquieu. Mais ceci n'enlève rien au génie de l'auteur, ni à son importance dans l'histoire de la civilisation et de la pensée humaine. Ce qui importe, c'est d'avoir su être l'accoucheur de ce qui, jusqu'au moment où on le met au jour, n'existe que de façon dispersée, diffuse ou confuse.

    Enfin, dernier point, Maurras, comme les auteurs des grandes œuvres que l'on vient de citer, ne s'est évidemment pas contenté d'opérer une synthèse : il y ajoute quelque chose d'absolument neuf, qui tient notamment au regard qu'il porte sur le fonctionnement et l'évolution de la démocratie contemporaine, notamment par rapport à ce qu'on pourrait appeler "la culture" – il écrit alors L'Avenir de l'Intelligence –, par rapport à ce qu'on pourrait appeler la géopolitique – cela donne Kiel et Tanger –, ou encore, par rapport aux libertés et à la montée du despotisme démocratique – et il publie Libéralisme et libertés.

    Cette synthèse est-elle encore opératoire de nos jours ?

    Je suis en train de lire l'admirable texte de Ruskin, traduit par Marcel Proust, Sésame et les Lys, où l'auteur développe notamment l'idée suivant laquelle il existerait deux sortes d'ouvrages, les livres d'un temps, le prêt-à-lire, et donc à oublier, et les livres de tous les temps, dont l'intérêt ni la valeur ne disparaissent avec leur auteur. Dans l'œuvre de Maurras, il y a naturellement un peu des deux : pour la simple raison que Maurras est aussi un journaliste qui écrit au quotidien, jour après jour, en se laissant parfois piéger par les passions et les événements – avec pour conséquence que certains de ses ouvrages, qui ne sont que la publication en volume du résultat de cette activité, peuvent nous paraître vieillis, parfois dépassés et parfois même peu défendables. Mais il y a surtout le reste, je veux dire ce qui reste, ce qui est appeler à durer : la perspective et l'architecture générale de sa pensée, mais aussi une large part des conclusions auxquelles elle aboutit : la mesure de l'homme, la place de la nation, la nécessité de la monarchie.

    Maurras ne sacrifie-t-il pas, comme d'aucuns l'ont affirmé, la liberté à l'autorité ?

    C'est certainement ce que pensent tous ceux qui ne l'ont pas lu, et certains de ceux qui l'ont lu il y a trop longtemps pour bien s'en souvenir – et croyez-moi, cela fait du monde. Ce qui est un peu trompeur, c'est son offensive contre le courant qu'il qualifie de "libéralisme", en donnant à ce mot une signification un peu "ancienne", que l'on retrouve toutefois dans le monde anglo-saxon, où le libéralisme se situe très nettement "à gauche". Depuis Maurras, il me semble qu'on a précisé le sens de ce concept et de ce courant, en France, en montrant notamment qu'il peut parfaitement se combiner avec une perspective conservatrice et pessimiste (qu'on trouve ainsi chez Daniel Halévy ou Léo Strauss), et se dissocier radicalement de l'idéologie démocratique (ce qui conduit à nuancer Maurras, lorsqu'il fait de Jean-Jacques Rousseau le prophète du libéralisme, et du Contrat social, sa Bible). En fait, certains ont eu l'impression, fausse, que Maurras vidait le bébé avec l'eau du bain, les libertés avec le libéralisme. Alors que, de fait, c'est tout le contraire. Il suffit, déjà, de rappeler l'importance qu'a pour lui la décentralisation, la manière très profonde dont il l'envisage et le reproche qu'il fait à la démocratie, d'interdire toute évolution en ce sens.

    On pourrait citer à ce propos d'innombrables passages de ses œuvres, comme celui où il évoque le règne, virtuellement despotique, de la majorité : celle-ci « exprimant ce que Rousseau appelle la volonté générale, exprimera ainsi en quelque sorte une liberté générale : la volonté de la majorité devient dès lors un décret de loi contre lequel personne ni rien ne saurait avoir de recours, si utile et si raisonnable, ou si précieuse et si sacrée que puisse être cette chose ou cette personne. La liberté-principe établit une règle qui ignore méthodiquement les forces et les libertés particulières ; elle se vante de créer toute seule la liberté de chacun ; mais en pratique, l'histoire le montre bien, cet individualisme affaiblit les individus. C'est son premier effet. Le second est de tyranniser, sans sortir du "droit" tous les individus n'appartenant pas au parti de la majorité, et ainsi de détruire les derniers refuges des libertés réelles. »(1) Ce que Maurras décrit-là, c'est l'effet inéluctable de la démocratie majoritaire. Et il le fait de telle sorte qu'il n'y a plus à s'interroger sur l'actualité, brûlante, de son analyse.

    Alors, Maurras anti-totalitaire ?

    D'un strict point de vue historique, il faut constater que Maurras n'utilise pas ce concept, qui n'a été véritablement formulé et théorisé qu'après sa mort. Mais au fond, et même si le mot n'est pas prononcé, tel est sans aucun doute l'un des sens décisifs de son combat : contre un État qui s'arroge arbitrairement le droit de tout faire, contre un pouvoir qui prétend réformer l'homme et la nature, contre des nations qui s'érigent en absolus et qu'il accuse de "nationalitarisme", contre l'Argent roi qui prétend devenir le critère absolu du bien et du mal et se soumettre l'Intelligence, Maurras est et se proclame sans relâche du côté d'Antigone, vierge-mère de l'Ordre.

    La crise du Politique, le relatif effacement des nations, le processus européen ne rendent-ils pas obsolète la question de la restauration monarchique pensée par Maurras ?

    À cet égard, il me semble que nous nous trouvons, toutes choses étant inégales par ailleurs, dans la même situation que Maurras et l'Action française durant la Première Guerre Mondiale. En 1914-1918, comme aujourd'hui, l'impératif premier, notamment chronologique, c'était bien sûr la sauvegarde de la nation. En un sens, celle-ci est trop directement menacée pour que l'on puisse, par exemple, faire l'économie d'alliances avec tous ceux qui la défendent : le souverainisme n'est qu'une nouvelle mouture de l'Union sacrée. À l'époque, l'A.F. et Maurras avaient effectivement mis entre parenthèses, en suspens, la question royale. Mais cette parenthèse n'était pas destinée à durer, pas plus qu'elle ne saurait l'être à l'heure actuelle. Et ceci, pour une raison très simple : seul un changement de régime permettrait de limiter les risques, de tirer hors de l'eau l'essentiel national, de préserver ce que certains de nos amis appellent encore la “Répu-blique” : tout ce qu'en revanche, le système démocratique affaiblit de façon inéluctable. En bref, même si sa réalisation peut parfois nous sembler désespérément lointaine, la restauration n'est en rien obsolète. En politique, il n'y a pas d'archaïsme.

    Propos recueillis par A. Clapas
    1 : Charles Maurras, Libéralisme et Libertés, démocratie et peuple. Ligue d'Action française, 1917, p. 8-9.