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les épées - Page 120

  • N°8 - La fatigue de l’individu moderne

    Par Alain Raison

    Ne soyez pas dupé par sa cravate flashy et sa démarche alerte de jeune loup ; il faut ouvrir la pharmacie de l’homme branché. Elle regorge de Prozac et autres anxiolytiques supplétifs à la baisse de l’élan vital… Plus généralement, la marchandisation des technologies de “bien être”, le recours au psy, le coaching, l’édition de guides para-médicaux, la demande massive de pilules miracles pour un « bonheur sur ordonnance », révèlent en négatif une « chimie du désespoir ». L’observateur des sociétés occidentales ne peut esquiver l’inquiétante omniprésence de ces symptômes dépressifs massifs. 

    Sans-doute, la dépression désigne-t-elle avec un vocable scientifique une réalité plus ancienne. Job déjà succombe au désespoir en murmurant : « Pourquoi ne suis-je pas mort au sortir du sein, n’ai-je péri aussitôt enfanté ? » Le désespoir, la mélancolie, l’acédie, la dépression, recouvrent à des époques différentes ce même affaissement de la volonté, ce relâchement de la tension vitale en désir de mort. La conscience de la vanité du monde est une meule, qui selon leur trempe ronge l’âme du poète, du philosophe ou du moine jusqu’au suicide ou l’aiguise jusqu’à Dieu. Hommes qui ont en commun la rare lucidité d’être bien peu de chose, de la cendre, rien de plus. Comme le montre Alain Ehrenberg, la mélancolie des anciens n’est pas sans filiation avec la dépression des modernes, les deux naissent d’une conscience de soi extrême : « Si la mélancolie était le propre de l’homme exceptionnel, la dépression est la manifestation de la démocratisation de l’exception. (...) La dépression est ainsi la mélancolie plus l’égalité, la maladie par excellence de l’homme démocratique ». Elle est la contrepartie pathologique de la croyance moderne en la liberté de chacun de “devenir soi-même”, ce héros caché sous l’homme ordinaire.

    Le culte de la performance

    Star Academy, Loft Story, les Start-Up, la glorification de la réussite sociale, la médiatisation de l’entreprise, concourent à entretenir la mythologie d’un épanouissement individuel de masse. La compétition est une pédagogie qui incarne pour tous la possibilité et le devoir de devenir “quelqu’un”. Elle reproduit dans la vie sociale le paradigme sportif qui permet de résoudre la contradiction centrale dans les sociétés démocratiques entre égalité de principe et inégalités réelles.

    Le sport mobilise la passion de l’égalité et le stade est le lieu où est le mieux mise en scène l’utopie moderne de l’harmonie entre la compétition et la justice. Les athlètes partent de la même ligne de départ au même signal. Chacun est responsable de sa victoire ou de sa défaite. Que le meilleur gagne ! La justice est le fruit de la compétition.

    Mais le « sport est sorti du sport », il est devenu pour l’homme compétitif que nous devons tous devenir, un état d’esprit, un véritable « culte de la performance » ; c’est un mode de formation du lien social, du rapport à soi et à autrui qui se décline dans toutes les sphères d’activités de la vie sociale. Pour Jean-Pierre Le Goff, les nouvelles méthodes de management appliquent ce modèle sportif à l’entreprise : “Autonomie”, “évaluation”, “contrats d’objectifs” dessinent la nouvelle configuration de l’encadrement et des rapports de travail. Les normes de productivité sont désormais censées être le produit d’une libre adhésion et font l’objet de “contrats individuels”.

    Chaque salarié doit affronter seul le paradoxe constitutif de sa “libération” : il est sommé d’être autonome et de “s’épanouir” en même temps qu’il doit se conformer à des normes strictes de performances. L’envers de l’héroïsation du cadre dynamique est son sursis permanent d’être “chômeur volontaire” par défaut d’objectif réalisé. Comme le dit un thérapeute d’entreprise : « Le sentiment le plus important est ce sentiment de pouvoir faire aussi bien que les autres. Les gens ne peuvent arrêter de bosser de peur que quelqu’un les dépasse ou même prenne leur place. » Chacun doit se singulariser, montrer ses dents blanches, son haleine pepermint ; il faut être à l’optimum de ses performances, qu’elles que soient ses conditions de travail et être vigilant : est-on jamais sûr de ses propres compétences, en comparaison avec les autres mais aussi avec son propre fantasme de “devenir” l’athlète du marché, le cadre branché en stéréo sur les cours du dollars et de l’euro ?

    Comme l’écrit Alain Ehrenberg « le culte de la performance fait la synthèse de la compétition et de la consommation, en mariant un modèle ultra concurrentiel et un modèle de réalisation personnelle ». La comparaison permanente devient la norme qui sanctionne toutes les relations sociales, aboutissant à des logiques de singularisation des personnes qui doivent toujours plus rendre visible leur individualité. C’est le trait marquant de la sensibilité égalitaire moderne : « se différencier dans la similitude ».

    Logique de l’addiction

    L’impératif de réussite individuelle a pour nécessaire face d’ombre l’angoisse de l’échec, la peur de n’être pas à la hauteur de ce que suppose l’égalité de la compétition. Comme le dopage sportif, la prise de psychotropes répond à cette crainte. Si pour Baudelaire dans les Paradis artificiels les drogues sont un moyen d’évasion dans l’irréalité en décuplant sa personnalité jusqu’à devenir dieu ; les psychotropes proposent au contraire une aide pour affronter une réalité utopique qui exige d’être un dieu. Leur prise relève de la logique du dopage sportif, c’est une toxicomanie d’action, qui permet à l’individu de s’intégrer dans une réalité hostile. Les psychotropes « doivent dès lors être considérés comme l’exercice du rapport à autrui quand autrui n’est plus que la mesure de soi même » note Ehrenberg. Les psychotropes et autres antidépresseurs sont une prothèse chimique, c’est un lit de Procuste à l’envers qui doit permettre à chacun de devenir le héros qu’est l’individu “réalisé”. Pour Marcel Gauchet, « la dope est le moyen de combler la passion purement privée d’être soi dans l’impossibilité d’y arriver ».

    L’individu fragilisé

    Le recours aux drogues légales comme au soutient psychologique révèlent les fragilités de l’individu sommé de devenir “lui-même”. Le sacre du “choix individuel” comme norme ultime de la société s’est substitué aux grands récits communautaires qui donnaient sens à la vie de chacun et constituait un ensemble de valeurs référantes pour tous. L’idéal de l’accomplissement n’est plus associé à la quête d’un salut surnaturel ou à une aspiration collective à la transformation de la société, mais s’est subjectivé et sécularisé en “réalisation de soi”. Cette individualisation de l’utopie en idéal du moi est « le style de la certitude quand il n’y a plus de certitudes ». L’individu, doit lui-même produire le sens de sa vie et interpréter l’adversité de l’existence. Il erre entre tous les systèmes philosophiques ou religieux qu’offre le marché du sens sans pouvoir s’attacher ; puisque tous semblent se valoir, aucun ne peut lui donner un réconfort durable pour orienter son existence. Pourquoi vivre, aimer, travailler, procréer et mourir ? Faute d’un sens, l’homme moderne perd intérêt pour la réalité parce qu’il ne parvient pas à la rejoindre.

    Derrière un masque au sourire chimique, le flou existentiel, la frivolité, l’ennui, la fatigue, l’angoisse et les tendances suicidaires manifestent la vulnérabilité d’un individu qui a perdu sa raison de vivre. Comme le décrit bien Tony Anatrella, l’individu moderne est incapable d’anticiper l’avenir, de faire des projets ; il laisse les circonstances décider à sa place. Sans repères dans l’existence, il ne parvient à inscrire sa vie dans la durée, à s’engager et reste dans la crainte d’une perte à venir et le deuil des possibilités passées. Pour s’orienter au gré des jours, en pleine crise de l’intériorité, divisé contre lui même par une raison désorientée, l’individu sans repères se réfugie dans l’injonction des sens qui seuls le guident et l’entraînent dans leur course aléatoire. À mesure que le permis des normes d’une société structurée recule, la volonté de l’individu “libéré” est annihilé dans le champ indéterminé du possible et devient la proie des désirs-stimulis de l’offre marchande.

    La dépression est la sanction pathologique de cette errance. Dans un contexte où le choix est la norme et la précarité interne le prix, elle compose la face sombre de l’intimité contemporaine. « Telle est l’équation de l’individu souverain : libération psychique et initiative individuelle, insécurité identitaire et impuissance à agir » conclut Ehrenberg. Telle est la leçon de la dépression : « L’impossibilité de réduire totalement la distance de soi à soi est inhérente à une expérience anthropologique dans laquelle l’homme est propriétaire de lui même et source autonome de son action ». L’humain reste un système de signification qui le dépasse et le constitue simultanément. En ignorant le sens social et spirituel de la personne humaine, le développement du libéralisme au nom de l’autonomie, de l’égalité et de la concurrence répand la mort dans les âmes, érode le sens de l’avenir et le goût de l’engagement, conduit la société à sa fin.
     
     
    Alain Raison
     
    À lire
    - Tony Anatrella : Non à la société dépressive, Champs Flammarion, 1995.
    - Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi, Odile Jacob, 1999.
    - Le culte de la performance, Hachette-Pluriel, 1996.
    - Jean-Pierre Le Goff, La barbarie douce, La Découverte, 1999

  • N°8 - Entretien avec Daniel Lindenberg

    Quel était votre objectif en publiant ceRappel à l’ordrequi a tellement inquiété l’intelligentsia parisienne ?

    C’était précisément de cartographier des idées de cette intelligentsia, ce qui n’avait pas été fait depuis longtemps. J’ai préféré à une pseudo sociologie, tenter de m’intéresser à ce que dit cette intelligentsia, aux idées, aux valeurs. Je pense qu’une douzaine d’années après la fin de l’hégémonie marxiste et la chute du monde communiste, il y avait de nouvelles choses à dire, dont j’ai essayé de dégager les lignes de force.

    Aviez-vous des modèles à l’esprit en écrivant ce livre, des textes plus anciens suivant une démarche comparable ?

    Sinon à des modèles, je pense à tout ce qui s’est écrit sur le parti intellectuel, dans la mouvance de Péguy, sans être forcément d’accord avec sa vision des choses. Et puisqu’on parle de la mouvance de Péguy, on peut évoquer l’ombre de Benda ; je l’ai d’ailleurs vu après que des gens ont dit que j’avais plus ou moins voulu refaire La Trahison des clercs. Mais je ne pense pas avoir eu de modèle à proprement parler. Je suis un historien des idées. Je suivais une méthode que j’avais moi-même utilisée dans Les années souterraines, qui consiste à repérer des réseaux, des ponts, des passerelles un peu cachés entre les différents courants de pensée. Surtout les courants de pensée dominés, mais cependant actifs, parfois secrètement très influents. J’ai voulu, à mes risques et périls bien entendu, poursuivre ça pour l’actualité.

    Précisément, le fait de déceler des choses cachées, peu lisibles, est-ce que ce n’est pas de là que viennent la plupart des critiques qui vous ont été faites, du reproche de rattacher ensemble des choses qui n’avaient pas vocation à l’être ?

    Si on cherche à déceler des réseaux, des lignes, des chemins qui ne sont pas visibles comme en géographie, lorsqu’on regarde les traces d’un paysage rural ancien avec des photos aériennes, etc. Chercher ce qui est caché passe souvent pour quelque chose de type policier, et en effet, il y a un point commun entre le travail de la police et l’histoire intellectuelle, il faut chercher, et parfois relier les choses entre elles. Mais ça n’a rien de déshonorant, et au fond, c’est tout à fait différent.

    À ce propos, votre démarche se voulait-elle celle d’un homme de science ou celle d’un militant ?

    Pas d’un militant en tout cas, pas dans ce livre. Oui, là aussi, sans me prendre pour qui je ne suis pas, la notion de spectateur engagé me convient. J’ai utilisé des lectures, des connaissances, etc. Ce qu’on peut presque appeler l’esquisse d’une méthode. Après à chacun d’en tirer les conclusions qu’il veut pour le militantisme.

    Pensez-vous que votre ouvrage aidera à une recomposition du paysage intellectuel français ?

    Il n’appartient pas à un livre d’analyses, même s’il retient l’attention publique, de recomposer le paysage. Il peut cependant accélérer les choses. Je suis maintenant certain que la polémique qui a eu lieu a eu pour conséquence, peut-être imprévue et non souhaitée des acteurs de cette petite comédie, de ce petit drame, de leur faire prendre conscience qu’ils formaient un groupe, une manière d’école de pensée. Pour prendre un exemple, l’argument massue était de dire que Houellebecq et Dantec étaient des hommes de lettres qui n’avaient rien à voir avec le politique, avec l’idéologie, etc. Or, il faut maintenant constater l’inverse, notamment dans le dernier livre de Dantec où il se reconnaît les amis que je lui ai assignés. De ce point de vue, sans savoir si j’ai favorisé cette recomposition, on doit reconnaître qu’elle est là.

    Mais ces nouveaux réactionnaires ne sont-ils pas des réactionnaires tout court ? Je pense notamment à Houellebecq qui au fond n’a de nouveau que la qualificatif que vous voulez bien lui-donner si l’on considère que son premier ouvrage, sa biographie de Lovecraft était déjà franchement réactionnaire.

    Ce que vous dites pose plusieurs problèmes : problème méthodologique et problème de fond, d’analyse politique des œuvres. Comme vous l’avez vu, l’une de mes hypothèses, c’est que la contre-culture peut se rattacher à la grande tradition réactionnaire américaine ; à cet imaginaire fantastique qui remonte à Edgar Poe et dont Lovecraft est un des avatars. Il est évident que Lovecraft est authentiquement un auteur réactionnaire, au sens fort du mot. Et Houellebecq l’a bien vu qui lui a consacré un ouvrage. Pourtant, si je ne pouvais pas ne pas constater que pendant toute une période de sa vie, Houellebecq s’est situé dans une mouvance d’extrême-gauche, anti-mondialisation, anti-libérale. Je sais bien que l’anti-libéralisme est quelque chose d’extrêmement polysémique politiquement. Mais il écrivait quand même dans L’Humanité. Cela pose d’ailleurs un problème que je n’ai pas vraiment abordé dans mon livre, le fait que les choses ne sont pas si logiques que ça dans le positionnement des intellectuels et, en particulier, des écrivains français de gauche. C’est comme Aragon qui a toujours été barrésien quelque part et qui n’en est pas moins le modèle de l’écrivain communiste.

    Il y a pourtant une erreur dans mon livre, qui m’a été révélée par l’intéressé lui-même. C’est de dire que Renault Camus n’est pas un nouveau réactionnaire : or il m’a dit lui-même venir de la gauche socialiste des années 80, et revendique hautement (l’un des rares) l’étiquette de nouveau réactionnaire.

    Cette cristallisation réactionnaire, vous apparaît-elle, sur le plan des idées, comme une menace ?

    Non, pas du tout. C’est pourtant ce qu’on a voulu me faire dire. Quelqu’un comme Finkielkraut, qui occupe une place assez centrale dans mon livre, a mené l’attaque, en disant que je ne faisais rien d’autre que de présenter un nouvel anti-fascisme. Il voulait absolument me faire dénoncer, comme étaient censées le prouver mes allusions sournoises aux années trente, un nouveau fascisme en préparation derrière ce label apparemment innocent de nouveau réactionnaire. En fait, il n’en est absolument rien : le concept de fascisme n’a jamais été vraiment explicité, c’est un concept polémique. Je suis d’accord avec François Furet sur les ambiguïtés de ce fascisme dans lequel on fourre absolument tout, Hitler, Mussolini, Franco, Drieu et n’importe qui dès lors qu’on ne l’aime pas. Cela devient la figure du mal. Mais je ne me sers pas du tout de ce tocsin là. Je n’ai pas voulu dire qu’il y avait une menace, mais seulement qu’il y avait un changement. Les jours du grand optimisme progressiste, où l’on pensait que la démocratie, les droits de l’homme avaient triomphés, la fin de l’histoire, etc. sont terminés. On est dans autre chose où réapparaissent des éléments enfouis de la culture politique de droite. C’est Rosanvallon, qui, stupéfait après la découverte de Dantec chez Gallimard, m’avait lancé sur le sujet. En creusant, j’ai vu que l’hypothèse était valide, topique. On pouvait voir que partout, plus ou moins consciemment s’opérait un retour de la culture contre-révolutionnaire européenne notamment par la médiation de Carl Schmitt. C’est vraiment le “logiciel Carl Schmitt” qui a permis cette évolution.

    Justement, puisqu’il y a évolution, quelle est la cause de cette convergence ?

    Comme la nature, le monde intellectuel a horreur du vide. Or l’effondrement du marxisme, qui a été dominant pendant très longtemps, même si ce n’était qu’un marxisme imaginaire l’échec complet de cette révolution des droits de l’homme des années 80 de cette fin de l’histoire, le retour des guerres en Europe, la montée du terrorisme, le 11 septembre et, in fine, le dernier choc politique des élections ; tout ça a laissé une place vide. Il y a désormais quelque chose qui invite les intellectuels à changer complètement leur optimisme progressiste contre une autre posture. On assiste en ce moment à une redécouverte qui débouchera forcément, chez la plupart des gens dont je parle, à une reconnaissance de ce qu’ils sont. Ils seront alors dans une culture diamétralement opposée à ce qui a bercé leur jeunesse. Aujourd’hui, il suffit de prononcer le nom de Charles Maurras pour avoir une réaction pavlovienne de la part de gens qui, sans le connaître, savent que “c’est pas bien”, et ne veulent pas y être assimilés. Alors que parfois les mêmes reprennent littéralement des argumentaires que l’on peut trouver dans cette œuvre que vous connaissez bien… Un jour, ils oseront paraître ce qu’ils sont, pour paraphraser Bernstein sur la social-démocratie.

    Propos recueillis par Frédéric Rouvillois et David Foubert
    Photo Louis Monier