Par Jean-Baptiste Barthélémy
Et sept excellentes raisons de voter NON lors du référendum sur la Constitution européenne.
Manifestement le temps presse. À l’heure où nous écrivons ces lignes, une rumeur prête au chef de l’État l’intention d’avancer la date du référendum autorisant la ratification du traité instituant une Constitution pour l’Europe. Initialement annoncée par Jacques Chirac pour le second semestre 2005, la consultation pourrait finalement avoir lieu bien plus tôt, en mai 2005, le 8 très exactement (la symbolique de la chose n’aura évidemment échappé à personne...).
Mais pourquoi bouleverser subitement le calendrier ? Le bruit court, dans les milieux autorisés, que les chances de victoire du Oui s’amenuiseraient au fil des mois ; le Oui s’éroderait dangereusement. Aussi, afin d’éviter une mauvaise, selon le camp dans lequel on se situe...) surprise à la rentrée 2005, on envisagerait de régler l’affaire avant la trêve estivale(1).
« Chat échaudé craint l’eau froide », enseigne le dicton populaire : en l’espèce, les fédéralistes redoutent par-dessus tout la réédition d’un scénario à la Maastricht, c’est-à-dire une irrésistible progression du Non durant les mois de juillet et août, progression rendue possible, en 1992, par la remarquable mobilisation des partisans du Non durant ces deux mois. Cette fois-ci, donc, pas question pour les tenants du Oui qu’une vraie campagne puisse s’organiser ; on ne laissera pas le « temps au temps ». Qu’on se le dise : le Oui ne connaîtra pas, en 2005, un été meurtrier ; on fera tout pour épargner à cette bonne vieille Constitution européenne les tourments d’une possible canicule électorale qui, à n’en point douter, lui serait fatale.
Cette petite mesquinerie, à ranger en bonne place parmi les manipulations du vote(2), ne saurait, à elle seule, exercer une influence décisive sur le résultat final de la votation. C’est un coup bas parmi d’autres certainement à venir comme, par exemple, la répartition du temps de parole durant la campagne officielle (où ce qui en tiendra lieu) entre le Oui et le Non, répartition qui, en se basant sur la représentation des partis politiques au Parlement, devrait outrageusement profiter aux partisans du Oui.
Cependant, ces points apparaissent presque anecdotiques au regard des ressources stratégiques officieuses dont ces derniers bénéficieront dans quelques mois, à commencer par le soutien unanime des « faiseurs d’opinion ». Le débat n’est pas encore lancé - il faudra pour cela attendre le résultat de la consultation des adhérents du Parti socialiste -, mais l’on constate d’ores et déjà, en observant notamment le traitement réservé à Laurent Fabius, véritable apostat du fédéralisme européen, que les différentes officines de l’idéologie européiste sont à l’œuvre. Souverainement distillée par Bruxelles, doctement relayée par tous les « partis de gouvernement », docilement reprise par les médias, complaisamment commentée par les quelques grandes plumes de la presse écrite et audiovisuelle (on se réjouit déjà d’entendre notre ami Alain Duhamel), la propagande en faveur du Oui commence à se répandre dans nos foyers.
En l’occurrence, si l’on examine les lignes de force du discours officiel (encore en gestation) en juxtaposant les propos sur la Constitution européenne et le contenu réel du texte, l’on peut relever au moins sept “erreurs” d’interprétation, en quelque sorte les sept mensonges capitaux des fédéralistes.
1 « La Constitution européenne introduit davantage de démocratie dans l’organisation et le fonctionnement de l’Union européenne ». Cet énoncé est faux, et ce pour au moins deux raisons.
D’une part, ainsi que nous l’avons déjà écrit dans ces colonnes, la première version du projet de Constitution européenne (version adoptée, à quelques nuances près, par le Conseil européen à Bruxelles le 18 juin dernier) fut élaborée dans la plus grande opacité par une Convention dont les membres n’ont jamais reçu le moindre mandat des peuples européens ! Contrairement au principe démocratique exigeant qu’un projet de Constitution soit le fruit des travaux d’une assemblée spécialement élue au suffrage universel direct pour l’occasion (une assemblée constituante), les conventionnels ont usurpé le pouvoir constituant. Dès lors, cette soi-disant Constitution apparaît, au regard des valeurs démocratiques, comme un acte de forfaiture.
D’autre part, sur le fond cette fois-ci, les évolutions institutionnelles contenues dans le projet de Constitution européenne vont toutes dans le sens d’un approfondissement du modèle fédéral. Extension du vote à la majorité qualifiée au Conseil, nouvelle pondération des voix (la France ne représentera plus que 12 % des votes), généralisation de la procédure de codécision, communautarisation des certaines politiques touchant au noyau dur de la souveraineté nationale des États membres (la politique étrangère, par exemple) : tout indique que l’on s’oriente vers davantage de supranationalité, davantage de technocratie européenne, c’est-à-dire toujours moins d’indépendance pour les nations - lesquelles, en tout état de cause, demeurent pourtant le seul cadre d’exercice de la démocratie - et toujours moins de liberté pour les peuples. En fait, si le Oui l’emportait, la France perdrait définitivement son statut d’État souverain et deviendrait immédiatement une composante d’un super État fédéral européen.
2 « La question de l’adoption de la Constitution européenne et le problème de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne sont fondamentalement distincts ». Compte tenu du peu d’enthousiasme que soulève la perspective de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, on comprend la nécessité pour les européistes de séparer les deux sujets. Les faits sont néanmoins têtus : Constitution européenne et entrée de la Turquie dans l’Union européenne sont les deux faces d’une même médaille.
La Constitution européenne a justement été élaborée pour préparer les élargissements de l’Union européenne (tous les élargissements) en réformant les institutions de l’Union sur le modèle intégrationniste. En d’autres termes, il a toujours été admis que l’objectif premier de cette réforme institutionnelle opérée par la Constitution était de concilier l’approfondissement du fédéralisme et l’augmentation du nombre des États membres. Parmi ceux-ci, outre les 10 États ayant déjà adhéré en mai 2004, on peut citer la Bulgarie, la Roumanie, la Croatie (l’entrée de ces trois États est fixée pour 2007) et, bien sûr, la Turquie - dont le principe de l’adhésion a d’ailleurs été confirmé le 6 octobre par la Commission.
S’agissant de la Turquie, un seul élément suffit à démontrer clairement que cette Constitution a bien été pensée pour autoriser son entrée dans l’Union européenne : le refus permanent d’inscrire la moindre référence aux valeurs chrétiennes de l’Europe dans le texte de la Constitution européenne. En effet, si l’on avait introduit la reconnaissance des racines chrétiennes de l’Europe dans le texte de la Constitution européenne - fait qui, en lui-même, ne relève que d’un constat historique - la porte de l’Union européenne aurait été définitivement fermée à la Turquie, ainsi qu’aux autres États musulmans qui prétendent un jour adhérer à l’Union européenne (l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine). Mais tel n’a pas été le choix des partisans de la Constitution européenne, à commencer par Jacques Chirac, véritable ambassadeur de la Turquie en Europe, Jacques Chirac qui considère que les racines de l’Europe « sont autant chrétiennes que musulmanes ».
3 « Grâce à la Constitution européenne, l’Europe pourra faire entendre sa voix sur la scène internationale et mettre un frein à l’unilatéralisme américain ». Le propos serait drôle s’il n’était pas à ce point consternant de naïveté.
La communautarisation progressive des politiques étrangères des États membres et la création d’un ministre des Affaires étrangères de l’Union européenne ébranleront-elles l’hégémonie américaine sur l’échiquier mondial ? Il faut s’appeler Michel Barnier pour le croire ! La réalité est naturellement aux antipodes de cet « espoir ».
Avec l’élargissement de l’Union européenne et l’arrivée des anciens pays de l’Est politiquement très proches de Washington (ceux que le secrétaire d’État à la Défense, Donald Rumsfeld, appelait récemment les pays de la Jeune Europe), l’inféodation à l’hyperpuissance américaine risque fort de se renforcer.
N’oublions pas, en outre, qu’avec la Constitution européenne et une Europe à 25 telle que nous la connaissons aujourd’hui, la France n’aurait jamais été en mesure d’adopter la position qui fut la sienne au début de l’année 2003 à la veille de l’agression américaine contre l’Irak. La France, très minoritaire en Europe sur le sujet, se serait même retrouvé embarquée, contre sa volonté, dans la coalition guerrière de Georges W. Bush en Irak !
Enfin, pour quelle raison les États-Unis, par ailleurs favorables à l’entrée de la Turquie (l’une des principales bases militaires de l’OTAN...) dans l’Union européenne, espèrent-ils que la Constitution européenne sera adoptée prochainement ? Tout simplement parce qu’ils considèrent, à raison, qu’en affaiblissant les grands États européens encore dotés d’une vraie politique étrangère, au premier rang desquels se trouve évidemment la France - encore membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, mais pour combien de temps ? - cette Constitution éliminera les dernières résistances à l’hégémonie US.
4 « Avec la Constitution européenne, l’Europe, acteur de la mondialisation, se donne enfin les moyens de défendre son modèle social ». C’est sympathique, mais parfaitement inexact. Nul dispositif ne permet d’envisager sérieusement ne serait-ce qu’un ralentissement des délocalisations et de la désindustrialisation de l’Europe.
La Constitution européenne consacre solennellement le droit ultra-libéral de la concurrence - cette concurrence au nom de laquelle les États procèdent à la privatisation et au démantèlement des services publics - et les grandes libertés économiques (libre circulation des biens, des personnes, des services et des capitaux). En revanche, à l’exception de quelques déclarations de circonstance sur les services d’intérêt général, elle ne contient aucune avancée sociale.
Plus grave encore, en refusant de restaurer les principes qui firent jadis le succès de certaines politiques européennes (comme la Pac), notamment le principe de la préférence communautaire et la fixation de barrières douanières, la Constitution européenne livre les entreprises européennes - victimes du fiscalisme dans leurs États d’origine et prisonnières d’une technocratie bruxelloise dépourvue de toute ambition industrielle à l’échelle de notre continent - à la concurrence sauvage de l’Organisation Mondiale du Commerce.
5 « Le résultat du référendum n’aura pas de conséquence politique majeure en France ». L’impopularité de l’exécutif français est telle que les fédéralistes craignent de voir les électeurs français utiliser le référendum pour manifester, une fois de plus, leur rejet de l’équipe au pouvoir. Aussi, en assurant que, quel que soit le résultat, rien ne changera au plan interne, ils espèrent ainsi prévenir les risques d’un vote sanction dirigé contre le chef de l’État, vote sanction dont les dommages collatéraux frapperaient la Constitution européenne.
Pourtant, si le Président de la République respectait la lettre, et plus encore l’esprit, de la Constitution de 1958, il devrait tirer les conséquences d’un éventuel échec du Oui en démissionnant immédiatement.
Le principe de la responsabilité politique du Président, principe auquel le général de Gaulle accordait une si grande valeur, impose qu’un chef de l’État désavoué par le peuple se retire sans tergiverser - ce fut précisément l’attitude qu’adopta le général de Gaulle en avril 1969, à la suite de l’échec du référendum sur la décentralisation.
De fait, en cas de victoire du Non, le Président de la République, qui a négocié, adopté et signé le projet de Constitution le 29 octobre, qui a choisi de le soumettre au peuple français et qui, par ailleurs, a répété à plusieurs reprises qu’il souhaitait son approbation, devrait assumer ses responsabilités.
6 « Si Le Non l’emportait, la France se retrouverait isolée et discréditée en Europe ». C’est l’argument crapuleux par excellence. Exercé avec succès lors de la campagne sur le traité de Maastricht en 1992, ce chantage vise à effrayer les Français hésitants, celles et ceux qui, peu convaincus par le Oui, pourraient être tentés au dernier moment de dire Non. La France seule sera punie par ses partenaires européens, et vous avec !
Face à ce terrorisme intellectuel, il faut rappeler avec force cette évidence que, si la France disait Non à la Constitution, ce texte n’entrerait pas en vigueur. Point final. La Constitution disparaîtrait purement et simplement - à moins que, comme c’est le cas lorsqu’un petit État refuse un traité européen, Jacques Chirac et les technocrates de Bruxelles s’acharnent à vouloir imposer le Oui en organisant une nouvelle consultation.
De surcroît, au regard de l’état de l’opinion dans les États qui n’auront pas l’occasion de se prononcer par la voie du référendum, il est même probable qu’un Non français à la Constitution européenne serait accueilli avec enthousiasme par de nombreux peuples européens. Les Français diraient tout au haut, ce que bien des Européens pensent tout bas !
Située à l’avant-garde de la construction européenne, comme elle le fut au milieu des années 1960 lorsque le général de Gaulle refusa de se soumettre aux diktats de la Commission européenne et inaugura la politique dite « de la chaise vide », la France du Non pourrait même prendre alors une grande initiative diplomatique destinée à refonder la construction européenne.
7 « Si le Non l’emportait en France, ce serait la fin de la construction européenne ». On a même entendu dire, en 1992, qu’un refus du traité de Maastricht pourrait déboucher sur un retour de la guerre en Europe ! Ces propos catastrophistes participent de la logique d’intimidation et de culpabilisation de l’électorat évoquée à l’instant. Et comme les précédents, ils sont naturellement mensongers.
Que se passerait-il si la France disait Non à la Constitution ? L’Union européenne connaîtrait sans aucun doute une crise politique - une de plus -, mais elle continuerait évidemment de fonctionner conformément aux dispositions du traité de Nice actuellement en vigueur. Certes, cette situation ne pourrait être que provisoire et, à moyenne échéance, il conviendrait que la France saisisse l’occasion historique de relancer la construction européenne sur des bases plus saines, c’est-à-dire écartant définitivement le modèle fédéral, supranational et bureaucratique.
On ne saurait conclure ici sans ajouter un huitième point, peut-être le plus déterminant. La plus belle ruse des fédéralistes, c’est finalement de suggérer que le rejet de la Constitution européenne est raisonnablement inenvisageable. Plus que les différents points présentés à l’instant, c’est surtout la croyance diffuse, presque subliminale, que l’on ne doit (moralement), ni ne peut (politiquement) dire Non qui apparaît primordiale. Le Oui s’impose nécessairement. Le Oui est la seule option admissible. La construction européenne est un jeu politique à la fin duquel les fédéralistes gagneraient toujours... Le prochain référendum se jouera donc avant tout sur la capacité des nationaux à démystifier le Oui, à se convaincre que, contrairement à ce que soutiennent les fédéralistes, toute résistance n’est pas inéluctablement vouée à l’échec.
1 : Interrogé le 28 octobre sur RTL à ce sujet, Jean-Pierre Raffarin a semblé très réticent à l’idée de précipiter les choses. Il n’en demeure pas moins que le chef de l’État apparaît, lui, sur cette ligne. Ainsi, comme pour signifier sa volonté d’aller vite, le chef de l’État a-t-il saisi le Conseil constitutionnel du texte du traité instituant une Constitution européenne dès sa signature le 29 octobre 2004. Le juge constitutionnel aura un mois pour examiner la conformité de ce texte à Constitution française.
2 : Voir le dossier consacré à ce sujet dans le numéro 12 des Épées.