Par Arnaud Olivier
À quelles erreurs la bonne éducation ne conduit-elle pas ? Les conversations de bistrot ont mauvaise presse auprès des gens convenables. Il faut n’avoir jamais eu l’honneur de tenir son rôle dans une de ces disputes pour croire qu’elles sont invariablement grossières ou frivoles. De même que les disputes philosophiques les plus profondes portent sur la philosophie elle-même, il serait juste que les conversations de bistrot les plus étincelantes traitent en premier lieu de la science de bien boire. Cependant, l’étude de cette branche de l’activité humaine paraît fort délaissée. Il se trouve certainement des sociologues pleins de confiance dans leurs méthodes et des hygiénistes rigides pour étudier les conséquences de l’alcoolisme chez les femmes du monde ou les chômeurs du Pas-de-Calais. Mais tous ces travaux négligent l’essentiel : en se concentrant sur le phénomène matériel, ils masquent la fin ultime de l’ivrognerie, ils en travestissent la noblesse.
Pourquoi boit-on ?
Excluons d’emblée l’idée selon laquelle on sombre dans l’ivresse par inadvertance : dans un pays comme la France, tout le monde sait à quoi s’en tenir avec l’alcool. Boire est donc un acte de volonté, un acte qui, certes, n’exige aucun talent particulier, mais qui ne saurait en aucun cas passer pour innocent. En cela, l’usage de l’alcool s’apparente à l’exercice du droit de vote : à la portée de chacun, souvent irréfléchi, mais riche d’enseignement pour ceux qui veulent chercher, sous l’absurdité apparente de la chose, la signification réelle des comportements humains. Ce parallèle paraît d’autant plus justifié que l’on peut s’enivrer de bien des façons, de même que l’expression du suffrage peut être déterminée par les aspirations les plus diverses. Comme tous les actes importants de l’existence, celui qui consiste à ingérer des boissons fermentées jusqu’à en éprouver une altération sensible de la perception possède donc une dimension politique que l’on ne saurait négliger. Y aurait-il un alcoolisme protestataire, une ivresse conservatrice, une pratique marxiste, centriste ou réactionnaire du pastis et du Picon-bière ?
Les préférences et les habitudes de chacun en matière d’alcool pourraient apparaître au premier abord comme l’indice du caractère éminemment politique de la boisson. Cette impression serait trompeuse : opter pour le gros rouge plutôt que pour le champagne millésimé ne révèle rien de plus qu’une insuffisance de revenu. Boire ne revêt de véritable signification que dans le cas où l’alcool satisfait une aspiration profonde et non un goût de gastronome, et, dans ce cas, l’aspect économique de la question importe peu. De même que l’on rencontre, indépendamment des choix de parti, des natures véritablement politiques et des caractères indifférents aux problèmes de la cité, il existe en effet des ivrognes sans conscience et des buveurs profonds. C’est à ceux-ci qu’il convient de s’intéresser.
Voir la réalité
Pour cette catégorie d’audacieux, l’alcool a le charme de la subversion. Dans une société qui vise tout uniment à ravaler ses membres adultes au rang d’enfants irresponsables, l’imprudence, le manque de précaution, le mépris affiché pour la sécurité et le bien-être sont des attitudes proprement révolutionnaires. Un ivrogne qui montre son derrière en chantant est le plus parfait des anarchistes. La sévérité de nos contemporains à son égard sera d’autant plus grande que l’instrument auquel il recourt pour perpétrer ce genre de méfaits n’est en rien réservé à une élite aux idées avancées.
A suivre en lisant la revue…