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N°3 - Retour sur une instrumentalisation

Entretien avec Jean Sévillia
Jean Sévillia est chroniqueur au Figaro-Magazine. Il est l’auteur de deux ouvrages très remarqués : Zita, impératrice (1997) et Le terrorisme intellectuel (2000).

Que pensez-vous de la prise en direct des événements du 11 septembre dernier ?

Il est certain que ce fut une première mondiale. Les téléspectateurs ont assisté à l'incendie, au choc de l'avion contre la seconde des tours, à la vision d'horreur des malheureux qui sautaient dans le vide, à l'effondrement des "twins", etc. : la mort en direct, observée depuis les coins les plus reculés de la terre. Un événement mondialisé, provoquant en Occident une émotion immédiate, considérable. Une émotion qui submergeait toute tentative de recul ou d'analyse à froid. C'est le triomphe de la société médiatique, où les frontières sont effacées, où tout se passe en temps réel. C'est aussi l'apogée de la "société du spectacle" : la guerre devient elle-même un spectacle. Avec ces scènes de violence et de souffrance qui repassaient en boucle, le téléspectateur se faisait voyeur.
Il semble que l'attentat ait donné lieu à une mise en place de l'émotion obligatoire, avec notamment la minute de silence.

Comment interprétez-vous ce phénomène ?

Les suites immédiates de l'attentat de New York ont procédé d'un principe "globalitaire". L'émotion était réelle, et légitime. Mais elle était tellement forte qu'elle devenait obligatoire : on ne pouvait qu'être indigné. Cette logique du sentiment éteignait toute capacité de raisonnement. Car l'émotion n'est pas un outil d'analyse politique ou stratégique. La minute de silence ? Un signe de l'époque. La minute de silence est la version laïcisée de la prière, un substitut laïc inventé pour solenniser un moment de recueillement dans une société qui n'a plus de foi commune. Il est vrai que dans les jours qui ont suivi, de nombreux offices religieux ont été célébrés à la mémoire des défunts. Mais en même temps, notre époque a peur de la mort et cherche à la cacher : les Américains ont donné des ordres pour qu'il n'y ait pas d'images de cadavres. L'émotion certes ; mais canalisée et orientée. L'émotion devient ici une arme psychologique.

Une émotion instrumentalisée ?

Oui, mais je ne pense pas que cette instrumentalisation soit consciente ou procède, sinon à la marge, de la volonté d'un groupe quelconque. C'est plutôt le système médiatique qui est devenu une énorme machine, machine qui s'emballe quand survient un événement qui heurte la sensibilité des contemporains. Le conformisme du milieu médiatique – conformisme social et culturel – joue à plein dans ce genre de situation.

Le concept de "société du spectacle" n'est-il pas à moduler ? On a vu que, sur ces événements, la presse écrite française a été assez prudente (du Parisien parlant du « cow-boy Bush », jusqu'à Libé en passant par Télérama), alors que la télévision s'est complu dans une avalanche d'images ?

Évidemment, la presse écrite est moins soumise aux impératifs d'immédiateté que l'audiovisuel, et conserve par là une capacité de recul, d'analyse distanciée. Mais c'est souvent pour tomber dans un autre travers, celui d'une lecture de l'actualité effectuée en fonction d'une grille idéologique.

Comment expliquer (du point de vue médiatique) la différence de traitement entre les événements du 11 septembre aux États-Unis et la guerre de Serbie ou le blocus contre l'Irak ?

Remarquez qu'il y a déjà une différence de traitement médiatique entre les victimes de New York et celles de Washington, et qui ne tient pas seulement au nombre de morts. Les tués du Pentagone étaient des militaires ou des personnels assimilés : ils émeuvent moins que les victimes civiles du World Trade Center, chargées de toute la symbolique liée à Manhattan, au capitalisme, au melting pot américain. Quant aux morts de Belgrade ou de Bagdad, les télévisions serbes ou irakiennes ne sont pas reliées à des réseaux internationaux qui dominent le monde. Les victimes civiles serbes n'ont pas bénéficié de la même puissance médiatique que les victimes civiles américaines. La loi du plus fort existe aussi sur le plan médiatique, la loi du puissant et la loi du plus riche ! Il faut encore tenir compte du médiatiquement correct, pour lequel les États-Unis appartiennent au camp du bien. La gauche d'aujourd'hui partage cette vision, notamment la gauche intellectuelle, version Nouvel Obs. C'est un schéma binaire, bien commode pour les intéressés : n'oublions pas la phrase de Bush annonçant une guerre du bien contre le mal. Dans cette optique, toute distance à l'égard des Américains risque de vous placer dans le camp du mal.

Le pas a été franchi par Le Monde, affirmant que « Nous sommes tous des Américains » ?

Nous Français, nous peuples d'Europe, sommes également menacés par le terrorisme islamique. De ce point de vue, il y a une solidarité objective entre les Américains et nous, et nous avons tout intérêt à une coopération (policière, militaire, diplomatique, etc.) pour lutter contre ce terrorisme. Cependant, il faut éviter de tomber dans le piège qui consisterait à nous solidariser de tout ce que font et ce que sont les États-Unis, lesquels ne sont pas innocents en l'affaire, car ils ont été des apprentis sorciers : en Afghanistan naguère, au Kosovo il y a peu, les Américains ont joué la carte islamiste ! L'arrogance américaine, c'est le moins qu'on puisse dire, n'est pas justifiée : le manque de sens historique des Américains, l'absence de finesse et de subtilité de leur politique étrangère peut provoquer des catastrophes. Refusant le pro-américanisme systématique comme l'anti-américanisme primaire, il faut concevoir une politique d'alliance, c'est-à-dire de solidarités justifiées et délimitées. La solidarité face à un adversaire commun n'annule pas les frontières ni les intérêts nationaux respectifs. La France, de par ses liens historiques avec le Maghreb, l'Afrique noire ou le Proche-Orient, a une voix particulière à faire entendre. La thèse de Samuel Huntington sur le choc des civilisations est dangereuse, dans la mesure où elle lie de manière irrévocable les nations européennes au modèle américain. Que le renouveau de l'islam soit un défi pour la civilisation chrétienne, ce n'est pas douteux sur le plan religieux. Mais sur le plan politique, les pays musulmans ne sont pas tous à mettre sur le même plan, en raison des divergences internes à l'islam et en raison des différences d'intérêts géopolitiques entre tous ces pays : rappelons-nous, il y a vingt ans, le sanglant conflit Iran-Irak. Et aujourd'hui, qu'est-ce qui rapproche le Maroc de l'Indonésie ? Donc l'enjeu n'est pas une guerre de l'Islam contre l'Occident, mais une guerre contre les réseaux terroristes islamiques. Il existe de nombreux pays musulmans qui ne sont pas anti-occidentaux, et vis-à-vis de nos amis, notre politique à nous, Français, ne peut pas nécessairement être celle des Américains.

Propos recueillis par Antoine Clapas et David Sellos


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