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N°14 - Poétique des ponts

Par Eric Arnodin
 
Du vieux pont neuf au pont de Millau en passant par le pont d’Avignon, où l’on ne peut d’ailleurs plus que danser, les ponts se posent et s’imposent partout par leur charisme ou leur nécessité. En France, on compte un ouvrage par kilomètre ; les routes tissent le territoire et les ponts le franchissent.
Ceux qui ont vécu la débâcle de juin 1940 ou le fatras de 1944 comprennent sans doute mieux ce qu’est un pont et comment ces assemblages de pierres, d’acier ou de béton réduisent notre géographie et construisent une nation.
Aujourd’hui, un pont paraît naturel. Et c’est peut-être par habitude, ou parce que c’est précisément leur nature et leur fonction, mais les ponts, on ne s’y arrête pas, et l’histoire de l’architecture passe assez vite dessus… Un pont intéresse les ingénieurs, les peintres, les militaires ou encore les cinéastes et les poètes. Mais, il faut bien le dire, pas tellement les architectes et leurs historiens. Qui se souvient de Rabel, Résal et Alby, concepteurs du pont Mirabeau et de la passerelle de Billy, qui connaît Arretche et Karasinski, les architectes du pont Charles de Gaulle, qui a entendu le nom de Formigé qui dessina seul la totalité du métro aérien ? Les noms s’en vont, les ponts demeurent, un pont écrase toujours son auteur.
Viaduc, passerelle, pont transbordeur et aqueduc, pont-levis, pont tournant, basculant et levant, qu’est-ce qu’un pont ? Un morceau de route, un édifice, un objet ?… Une construction.
 
Hardiesse de l’homme
Le bâtiment d’architecture est un volume, créateur d’espaces intérieurs et extérieurs ; un pont, c’est un ouvrage, un ouvrage d’art, un acte de technique et de science - et c’est la construction même, souvent dans sa plus pure expression.
Quel enfant n’a jamais demandé comment on faisait pour construire un pont dans l’eau ? Et qui lui a répondu par quels moyens on fondait les piles sur le lit d’un fleuve à l’abri de solides et profonds batardeaux, ou par quelle adresse on assemblait la structure sans toucher l’obstacle en voltigeant, accrochés à des câbles, ou en avançant doucement, par encorbellement après s’être puissamment ancré sur les rives.
Bâtir sur le sol, empiler des pierres ou charpenter une cabane, c’est presque évident, presque naturel à l’enfant ; mais plonger la naissance d’une voûte dans l’eau courante ou lancer un pont dans le vide : quel art et quelle hardiesse de l’homme ! Certains ponts, comme le pont du Diable que le Maréchal d’Asfeld a fait construire devant la forteresse de Vauban, en 1720, sont par leur existence même un défi et une énigme, la relique d’un chantier ingénieux et magnifique. Relique car il faut voir dans le pont plus que lui-même : un pont c’est autant un édifice qu’un chantier unique, c’est une construction au deux sens du terme. La beauté de la forme et la prouesse de l’acte qui l’a fait naître n’y font qu’un. Dessiner un pont c’est déjà le construire ; l’idée de forme vient avec celle de son édification. Une fois en place, le pont ne se pose pas dans le site comme les autres édifices ; il s’y accroche et reste en acte pour ne cesser de le franchir.
On n’entre pas dans un pont, on n’en fait pas le tour, on le passe. On ne se l’approprie pas, on l’emprunte. Ici, il n’est plus question de voûte mais d’arc. La voûte enclôt et fabrique l’espace, l’arc le décrit et le mesure. Il le traverse comme un signe.
Le pont se voit de loin et disparaît quand il nous porte. Arc, poutre, cadre, câbles, il ne montre son visage que par le côté ; sur le chemin il est continuité.
Ligne tendue entre deux rives, ligne droite, courbe ou brisée, le pont s’installe toujours entre deux. Entre l’édifice et la route, entre le dessin et le calcul, entre la forme et l’acte. Il reste absolument suspendu entre les domaines et les lieux. Lien entre eux, il n’appartient pourtant à aucun, s’il est rattaché de toutes parts, il n’existe pourtant que par lui-même. Il s’intègre au site en le construisant et traverse le vide en le révélant.
Il n’est rien de plus humain et de plus civilisé qu’un pont.
 
 
Eric Arnodin
 
 
 

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