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N°11 - Kill Bill : Sang pour sang nul

Par Laurent Dandrieu

Pourquoi s’acharner sur Tarantino, à une époque où les cinéastes crétins sont légion ? Parce que ses thuriféraires en font beaucoup dans la louange extatique, au point de commencer à nous les briser menu, d’une part ; parce que, surtout, il est emblématique du triomphe arrogant d’une sous-culture qui veut être traitée comme une culture, au nom du sempiternel « qui es-tu pour dire ce qui est culturel et ce qui ne l’est pas », au nom du tout se vaut, le manga japonais et Shakespeare, la tragédie grecque et la série “24 heures”, le kebab du coin et le quartier de marcassin, sauce aux cerises ; et qu’il est plus qu’agaçant de voir d’estimés réactionnaires, admirables au demeurant, s’engouffrer dans ce genre d’impasse sans retour.Notons d’abord que quand Tarantino fait un film d’hommage, il ne paie pas son tribut à Lang, Renoir ou Hitchcock, mais à un cinéma dit « de genre » justement pour éviter d’avoir à le qualifier de seconde ou de troisième zone, et de pouvoir se donner les gants de se culturer quand on se vautre sans vergogne devant des nanars qui, même au second degré, sont difficilement supportables : en l’occurrence les films de Bruce Lee et tout un tas de série Z japonaises qu’il est de bon ton de louanger quand on trouve trop commun de se borner à admirer Kurosawa ou Rossellini, comme tout le monde. Quand Mankiewicz fait Guêpier pour trois abeilles, il cite Ben Johnson, quand Kubrick fait Barry Lyndon, il cite les plus grands peintres du XVIIIe siècle, quand Hitchcock fait Correspondant 17, il cite Fritz Lang : Tarantino cite Sonny Chiba (« le Charles Bronson japonais », dixit Studio) ou la série télévisée Kung-fu, qui faisait déjà ricaner les lycéens dans les années soixante-dix par son kitsch éhonté. On a les maîtres qu’on peut.La maîtrise de la mise en scène ? Maîtrise purement technique, oui, qui est celle de la quasi totalité des cinéastes d’Hollywood, des frères Wachowski (Matrix) ou de Peter Jackson (Le Seigneur des anneaux), mais aussi de plus obscurs seconds couteaux comme Randall Wallace (Nous étions soldats) ou Edward Zwick (le Dernier Samouraï). On voit mal en quoi Tarantino se distingue de cette pure habileté technicienne, en quoi sa mise en scène est, comme chez les grands (qu’on songe au Fritz Lang de M le maudit), au service d’un propos, en quoi elle fait à aucun moment sens… Et au service de quel sens, de quel propos d’ailleurs se mettrait-elle ?

L’intelligence du scénario ? Une femme décide d’éliminer des tueurs un à un, quand elle en a débité un en morceaux elle passe au suivant, et on sait dès le départ qu’elle les aura jusqu’au dernier, sinon le film s’arrête. Difficile de faire plus linéaire et monocorde. Le propos ? Quand on a beaucoup souffert, il faut beaucoup se venger. Difficile de faire moins humaniste.Ce qui nous amène à la question de la violence. Invoquer les précédents de Lang ou de Ford à ce propos paraît un peu surréaliste. Comme s’il n’y avait pas de différence entre bâtir des scénarios autour d’événements faisant partie de la condition humaine, comme le meurtre ou la pédophilie, et se repaître de leur représentation complaisante. Puisqu’on invoque Fritz Lang, où sont les flots de sang dans M le maudit (où un meurtre pédophile est évoqué par un simple ballon qui, échappé des mains de l’enfant, se prend dans une ligne téléphonique : on a connu des images plus sanglantes…), dans Furie, dans les Bourreaux meurent aussi (qui aurait pu pourtant servir de sous-titre à Kill Bill) ? Dans tous ces films, comme dans les classiques, de sang, pas une goutte, mais une vraie mise en scène, celle qui évoque la souffrance et la mort par une stylisation qui n’oblige pas le spectateur en se transformer en voyeur morbide ou jouisseur.« Le public va au cinéma pour y être torturé », dit Tarantino, témoignant d’autant de mépris pour ses spectateurs que pour ses personnages. Malheureusement, le succès de ses films témoigne qu’il n’a pas tout à fait tort. Il n’empêche qu’on peut préférer aller au cinéma pour être questionné (ce qui n’est pas la même chose), ému, secoué mais d’une secousse qui est celle de l’homme bousculé dans ses certitudes, pas de celui qui s’abandonne à ses pulsions régressives. Il ne s’agit pas de prétendre que la jubilation devant la souffrance humaine, même ou plus encore peut-être si elle est parodique, n’existe pas : il s’agit de rappeler cette notion de base de la civilisation qu’à force de subtilité d’esprit on risque de perdre de vue : qu’elle relève de la décadence et non du raffinement. Mettre le spectateur en face de ses hontes, de ses culpabilités, de ses bassesses n’est pas par nature obscène ou illégitime : cela peut même être fait dans une perspective chrétienne. Encore faut-il le s’y livrer pour nous persuader que l’existence n’est pas un exercice dénué de sens ou d’enjeu, mais que nos actes nous engagent et nous jugent ; au lieu que certains ne cherchent qu’à nous convaincre qu’elle est une expérience forcément dégradante, et que c’est tant mieux, parce qu’on peut y prendre du plaisir. Se délecter à ces démonstrations-là est très exactement ce qu’on appelle faire acte de barbarie.

 
Laurent Dandrieu
 

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