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N°9 - Entretien avec Basile de Koch

Jalons ou l’improbable épiphanie du rire

Entretien avec Basile de Koch

Basile, reconnais-tu des ancêtres à Jalons ?

Pas trop... Woody Allen et Saint Augustin ? J’aime bien dire que je suis Pasticheur du Roi depuis 1793. Pour être plus précis, la démarche Jalons est née d’un constat d’incompatibilité entre mon état d’esprit et l’esprit public : cette époque pas sérieuse m’empêchait de parler sérieusement, même à petite échelle. Petites amies et dîners en ville m’ont tôt convaincu qu’il valait mieux que je me taise ou qu’à défaut d’être Saint Augustin, autant me replier sur Woody. C’est donc une démarche plutôt personnelle, à un moment qui me paraît assez exceptionnel : le débat d’idées est englué dans le consensus et, pire, les référents culturels font défaut aux gens, qui ne comprennent plus ce qui est drôle. Non seulement on ne peut pas parler sérieusement, mais il n’y a plus grand monde pour rire intelligemment. Un exemple au hasard : le magazine Jalons n’a jamais dépassé les 8 000 exemplaires de vente ce qui paraît sûrement énorme aux Épées mais nous a fait perdre plus d’argent que nous n’en avons gagné. Ce qui marche comme le magazine aurait dû marcher, ce sont les parodies (Le Monstre, L’Aberration, Franche démence, etc.) qui atteignent régulièrement 75 000 exemplaires : là, au moins, l’homme de la rue distingue vaguement la référence.

Depuis ce constat, les choses ne se sont pas arrangées, donc ?

Pas vraiment : même les mots de “parodie”, de “pastiche”, ne sont plus compris : il faut dire “imitation”, “faux numéro”, “gloubi-boulga”. Les livres avec beaucoup d’idées, comme L’Histoire de France de Cro-Magnon à Jacques Chirac, se vendent peu. Le manifeste foutiste (60 idées garanties) ne s’est guère vendu. J’élève mon mari, le livre de Frigide Barjot, s’est très bien vendu, avec même une édition polonaise : mais il n’y a qu’une idée. Contrairement à Saint Siméon stylite, je descends continûment de ma colonne, la fusée Jalons, qui déconne sans jamais décoller : du sérieux au pas sérieux intelligent, avec le risque de sombrer dans la pignolade… Le règne de la quantité, comme dit Guénon, implique de baisser le niveau pour rencontrer le public. Cela dit, la fusée Jalons, même sans jamais décoller, et même en ses bas étages, reste très au dessus de la mêlée. Le plus terrible, c’est la force avec laquelle des gens qui n’ont rien à dire assènent leurs opinions : plus le niveau baisse, plus le ton monte. Les plus creux parlent avec une autorité incroyable, dont on se demande d’où ils la tiennent.

Pourquoi continuer ?

Héraclite et Parménide en débattaient déjà, avec leurs mots à eux. Pour ma part je tiens que panta rei : rien n’est jamais fixé, l’hiver de la pensée ne sera pas éternel.

Jalons joue beaucoup avec les références. À défaut d’ancêtres, y a-t-il une lignée Jalons ?

Ni Os-à-moëlle, ni Guy Debord. Alphonse Allais moins encore. Je me reconnais à la rigueur en Jarry, Chesterton, Simon Leys et Marcel Aymé, en Barbey d’Aurevilly plus qu’en Léon Bloy. Ce catholicisme m’est personnel. Ce qui est propre à Jalons, c’est quelque chose de plus large (je ne dirai pas œcuménique), un certain malaise vis-à-vis de la société, une distance qui se traduit par un « pessimisme actif . Pour répondre à ton “à quoi bon” de tout à l’heure, je te dirai qu’il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer. En tant que catholique, je ne crois pas au progrès moral ni politique. Je n’attends pas le matin de ce Grand Soir où la société mauvaise cessera de corrompre l’homme bon. être catholique, ce n’est pas être de droite au sens chiraquien du terme, mais savoir que bonheur, vérité et royaume ne sont pas de ce monde.

Après 20 ans d’existence, y a-t-il des repères dans l’histoire de Jalons, des signes forts, des lieux de mémoire bref des jalons ?

C’est la durée de Jalons qui est le signe le plus étonnant. Le temps défait ce que l’on fait sans lui, comme disait l’autre en décasyllabes. Dès le début de notre vie publique, la manifestation contre le froid au métro Glacière, au cri de « Verglas assassin, Mitterrand complice », nous avons dit ce que nous avions à dire. À l’époque, Le Monde ne s’y était pas trompé, avec son humour de myope qui refuse les lunettes, en écrivant – je cite de mémoire – « ces jeunes gens des beaux quartiers tournent en dérision les principes mêmes de la manifestation ». Notre nihilisme était inquiétant, n’est-ce pas ? Ce n’était pas un nihilisme de progrès, il n’était pas porteur d’espoir comme celui du XIXe qui voulait en finir avec des archiducs barbus.

Notre premier pastiche, Le Monstre, a suivi dans la foulée. Je rêvais depuis mes 14 ans de dénoncer ces fausses tables de la loi, ce monstre universellement révéré, organe unique du Parti Révolutionnaire Institutionnel au pouvoir depuis deux siècles.

Du coup, les rirologues nous ont considéré avec suspicion, comme Charlie Hebdo et Libération, qui nous trouvaient agréablement ovniesques quand nous étions “underground”. Ce baptême du feu qu’a été la manif contre la glace nous a valu la réprimande de ceux qui décident de ce dont on peut rire. On m’a rapporté qu’à Libération, Serge July a été mis en garde : « Méfie-toi, Serge, ces gens-là font semblant d’avoir de l’humour, mais en fait ils sont de droite . Comment peut-on faire semblant d’avoir de l’humour ?!

La droite aussi jugea Jalons subversif.

L’intelligentsia se rendait compte que ce n’était pas un humour “de progrès” et la forme subversive effrayait le bourgeois. Comme je suis têtu, j’ai continué et je suis content de voir que l’entreprise Jalons, au sens patapolitique, continue. L’objectif, c’est d’être et de durer. La ligne éditoriale de Jalons demeure, la flamme de la résistance ne s’est pas éteinte : ni répétition, ni gâtisme, ni baisse de niveau, ni hausse de ton.

Propos recueillis par Philippe Mesnard
 

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