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N°4 - L’avilissement démocratique du langage

Par Antoine Clapas

L'Etat culturel voudrait faire accroire que la démocratie pourrait bonnement cultiver le « saint langage, honneur des hommes » (Valéry). Cependant, une avalanche d'indices soulève la question d'un avilissement proprement démocratique du langage, condition du moins de voir dans la démocratie un système métaphysique et un ensemble de valeurs, et pas seulement une forme juridique. C'est lui que met courageusement en cause Jean-Louis Harouel dans Culture et contre-cultures au XXe siècle. Le signe le plus spectaculaire réside sans aucun doute dans l'épuisement, au moins momentané, de la famille des grands écrivains français. Une telle extinction ne traduit-elle pas une crise profonde du langage et de la langue ?

Sous l'effet conjugué de la technique et des médias, on assiste en effet à une standardisation du langage commun. Appauvrissement de la syntaxe et du lexique, technicisme de l'expression, introduction excessive de vocables et de tournures anglo-saxonnes, méfiance à l'égard de ce à quoi le langage oblige ; en philosophie, nouvel essor du sophisme (Deleuze, Derrida) ; ces constats sont bien connus. On cherche des causes dans la dictature des marchés, l'embrigadement du consommateur dans un monde qui se veut toujours plus soumis à l'économie.

Mais à cela, il faut ajouter que s'est créée dans le monde une illusion très rousseauiste, l'hypothèse d'une transparence du signe : la parfaite clarté du langage, son immédiateté, son universalité, son efficacité directe sont des rêves à la fois des utopies classiques et de l'économie de marché moderne. Descartes et le Père Mersenne n'ont-ils pas, au XVIIe siècle, jeté les bases d'un programme de langue artificielle ? Leur désir était de créer une langue conforme à la raison, organisée, épurée des sédimentations historiques, de la coutume et de l'étymologie. De même, on voit ce que l'appauvrissement du langage peut apporter à la préparation du consommateur, en créant des réflexes et en réduisant l'esprit critique. L'écono-misme contemporain prétend sans cesse établir la société ou le monde de demain ; les techniques publicitaires et commerciales de grande dimension travaillent à la production d'un monde utopique, sachant se contenter d'une Novlangue. Celle-ci est destinée, d'après Orwell, « non à étendre, mais à diminuer le domaine de la pensée et la réduction au minimum du choix des mots [aide] indirectement à atteindre ce but. » L'administration des choses peut alors remplacer le gouvernement des hommes et, à l'instar du Financier qui trompe le Savetier, les empêcher de chanter.

Démocratie et Marché

L'idéal utopique de la démocratie et le monde technico-commercial se rejoignent donc sur la question du langage. C'est en effet dans la mesure où elle est utopique (volontariste) que la démocratie moderne tend à réinventer, à réduire, à avilir le langage, pour en faire un instrument de sa révolution. D'autres critères sont pourtant à considérer. L'égalité démocratique malmène le style – la qualité, la profondeur, la beauté de l'expression. « Le style, c'est l'homme » écrit Buffon. L'homme démocratique voit dans le style une cause d'inégalité et de dissemblance, et il cherche à s'en passer, voire à le combattre ; c'est ainsi qu'au XIXe siècle, la déchéance du style est prophétisée par Tocqueville dans La Démocratie en Amérique, et perdue par Baudelaire et les Symbolistes (Villiers, Mallarmé, Maeter-linck). Le monde commun en démocratie voudrait créer son style médiocre, son langage standard et ses codes particuliers, où beauté et propriété de l'expression ne semblent plus que des archaïsmes prétentieux ou des freins à la communication immédiate.

Il n'est donc pas étonnant que le principal lieu de la démocratie moderne, la télévision, soit alimenté par la haine du sublime et par la méfiance envers la complexité. L'utilitarisme industriel et l'égalitarisme marchent ensemble pour créer un Homme muet ou bavard. L'enseignement des langues anciennes peut bien être supprimé sans aucun dommage pour l'idéal démocratique du langage qui prévaut. De même, un inspecteur peut bien recommander aux professeurs de français de ne plus enseigner le passé simple ; les professeurs des écoles, écrire comme des cochons, et appeler « production des élèves » leurs exercices écrits. On peut aussi rechercher la suppression des filières élitaires, comme l'École normale. Que les éditeurs sortent chaque année en France 44 000 livres (de tous ordres) ne peut réjouir que les sots ; ce chiffre ne fait qu'attester le règne de la quantité, une consommation qui éteint la puissance du verbe. Combien sont les lecteurs à vouloir, à l'instar de Péguy, une « lecture bien faite » ? À la place de cela, nous vivons les ravages de l'industrie littéraire, prophétisés cette fois par Maurras dans L'Avenir de l'Intelligence ; la création de faux événements littéraires, la domination des bavards, la banalisation du parler sale ou vulgaire à la radio ou à la télévision, pour aguicher le bon peuple et dresser les enfants à la démocrassie.

La démocratie contre le style

Comme l'a bien vu Pierre Boutang, « la démocratie » est bien « contre le style » en désordonnant la subjectivité, en faisant le procès systématique des paternités philologiques et théologiques du langage, et en faisant perdre aux hommes le goût du monde et des dieux. Le nihilisme a fait son entrée dans le langage depuis bien longtemps, à mesure que la démocratie est entrée en scène : cette coïncidence chronologique devrait éveiller davantage l'attention… « La même révolte, le même effort de dissociation ont ruiné la primauté de l'Église catholique, la société monarchique et le style français », écrit Boutang. L'état du langage dans une société donnée renvoit en effet au rapport à l'être. Si cet être déchoit, qu'il s'éparpille, se vexe de son caractère fini, ou encore s'il vit avec l'instinct du néant, le langage perd alors sa fonction vivante. La cité elle-même se délite et se ruine. « La communauté du langage, écrit Maurras, est un bien suprême, suprême élément de concorde et d'unité à l'intérieur du plus divisé des États. Ne fût-on plus d'accord sur la nécessité de conserver l'indépendance de la Patrie, on resterait uni sur le sens des mots qui servent à constater cette division. » À partir de là, on comprend pourquoi, pour Maurras, l'ordre du langage détermine le sens même de la Politique : ce constat a également précisé l'une des tâches philosophiques les plus exaltantes de Boutang (des Abeilles de Delphes à son La Fontaine politique).

Pour se battre, il faut songer d'abord aux générations qui se renouvellent, et aux richesses littéraires passées, dont la force assure l'immortalité. Le langage s'y présente souvent de manière sublime, reflète le trésor d'une tradition vivante que l'on goûte dans le monde entier ; il rappelle le sens de l'être et de Dieu. Mais une séparation s'établit cependant entre les lecteurs qui font effort pour échapper au commun avilissement, et le reste de la population, formé pour en être la victime et connaître une forme de mort à travers la crise du langage. La démocratie traite son peuple en troupeau. La démocratie ? Qui ? Quelle volonté ? Celle du "on" anonyme, du simulacre de souveraineté individuelle et du réel mythe du progrès en marche.

Pour en savoir plus : George Steiner : Réelles Présences, Langage et Silence. Dialogues de G. Steiner et P. Boutang, Lattès. Juan Asencio : Essai sur l'œuvre de George Steiner, L'Harmattan. A. Clapas : "Chemins et déroute du langage", Certitudes, n°2. Le tome II des Abeilles de Delphes de P. Boutang, à paraître en novembre aux Éditions du Rocher, traite du langage en son premier chapitre.
 
 
Antoine Clapas
 

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