Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

mesnard - Page 2

  • N°11 - Kill Bill : Le goût du sang

    Par Philippe Mesnard

    La scène centrale de Kill Bill est hallucinante : Uma Thurman, l'Aphrodite languide des Aventures de Munchausen, la rebelle discrète de Gattaca, expédie à grands coups de sabre une petite centaine de Japonais fous (et masqués). Au milieu des hurlements assourdis, alors que l’image est passée de la couleur (flatteuse pour les jets de sang) au noir et blanc légèrement granuleux (idéal pour les gros plans expressifs), elle virevolte en équilibre sur une rambarde.Tarantino, cinéaste rare, nous interpelle à nouveau : qu’est-ce que le divertissement, au cinéma ? Est-il légitime de prendre un quelconque plaisir au spectacle de mutilations acrobatiques ? Où est le talent ? Si on peut prétendre ne voir en Kill Bill qu’un hommage aux “films de genre”(1), c’est-à-dire aux films divertissants sans prétentions intellectuelles, il est bien plus que cela. Le Faucon maltais est censé être un chef d’œuvre depuis que Huston, Hammett et Bogart sont devenus des icônes (sans parler de Peter Lorre, devenu “culte”), Shining n’est PAS un film d’horreur au seul motif que Kubrick en a assuré la réalisation, pourquoi Kill Bill ne se réduirait-il à « un spectacle de violence gratuite » ?Sobriété de l’excèsDans une mise en scène somme toute assez sobre si on la compare aux délires chinois de Tsui Hark (aux films de Hong-Kong, en fait), dont elle s’inspire, et surtout à l’utilisation massive qu’Hollywood en a fait (les délires emphatiques de Matrix 2 et 3, ou la vulgarité de Blade 2), Tarantino nous raconte une histoire classique : déchéance - mort - résurrection - transformation, le passage d’une vie à une autre, grand classique du cinéma hollywoodien. L’histoire est palpitante : notre héroïne réussira-t-elle à supprimer tous les méchants très méchants qui lui ont fait du mal ? Oui, il est jubilatoire de la voir trancher avec naturel tant de poignets et de chevilles pendant que cent sbires l’attaquent en hurlant et que la propriétaire du restaurant essaye de gagner la sortie sans déraper dans le sang.Des flots de sangEt oui… il y a du sang. Des flots de sang. Et du coup l’accusation de violence gratuite, spectacle obscène, etc. Le cinéma serait-il soluble dans le sang ? Est-il interdit de se divertir en voyant les autres mourir ? Et pourtant, « suave mari magno… »(2). Il est divertissant de voir quelqu’un mourir quand c’est le méchant, de voir le traître humilié, il y a une part de sadisme assumé dans le cinéma, dès sa naissance, des films de Walt Disney à ceux de Godard, des westerns de John Ford à ceux de Peckinpah. Pourquoi le sang chez Fritz Lang serait-il moral et culturel, et le sang chez Tarantino immoral et vulgaire ? Une fois admise l’idée choquante qu’on peut représenter dans une œuvre d’art la mort, la vie, la honte (autrement dit une fois redécouvert les principes qui guident toute représentation depuis quelques millénaires), les mérites de cette œuvre ne sont pas à chercher dans une prétendue utilité sociale qui lui serait extérieure et préalable, mais dans sa cohérence interne, d’une part, et son insertion dans un ensemble d’œuvres plus vaste, d’autre part.Ce qui fait la force de Kill Bill, c’est le talent de Tarantino, sa direction d’acteur impeccable (Uma Thurman est magistrale, aussi crédible en mariée morte qu’en touriste bécasse ou en reine du sabre), son scénario intelligent (rien d’inutile, chaque scène construit et le personnage et la narration), le style est fluide, la narration limpide, le rythme nerveux (réussissant ainsi à réunir et transcender les qualités éparses dans ses films précédents), l’hommage réussi mais point appuyé, les combats virtuoses, l’humour discret. On pourrait consacrer un paragraphe entier à la bande son, très intelligente, quasi-tatienne. Ce qui fait l’évidence de Kill Bill, c’est précisément qu’il se passe de justifications morales et qu’il n’entend qu’être un film dans un univers de film, pas un discours social qui ne s’avoue pas et jouerait sur les ressorts douteux du sentiment et des images. Et si le spectateur se découvre avec horreur réjoui d’avoir été écœuré, comme il a pu être honteux d’être excité par un film “érotique”, il faut qu’il l’admette. Car, fondamentalement, c’est tout spectacle qui est obscène. La parodie de la vie, la mise à nu de ce qui est intime : se voir soi-même exister, prendre conscience que vivre est une expérience redoutable.     
     
     
    Philippe Mesnard

    1 : Catégorie critique mystérieuse qui signifie, au choix : film-qu’un-critique-ne-reconnaîtra-jamais-avoir-apprécié, ou film-étranger-bizarre-qu’il-n’est-pas-encore-de-bon-ton-d’apprécier, ou enfin
    film-d’un-auteur-pas-encore-porté-aux-nues,
    2 : Lucrèce.


  • N°10 - Eloge du pamphlet

    Par Philippe Mesnard

    Qui n'a pas son insulte favorite, celle dans laquelle il ramasse tout à la fois sa vision du monde et sa haine de l'Autre ? Et qui ne garde dans sa bibliothèque, pourvu qu'il aime lire, tel opuscule contre la peine de mort, tel article sur le Président ou tel éloge de la chasse à courre ? Le pamphlet est à la littérature ce que l'ecstasy est au laxatif : un produit dangereux, interdit, hautement désirable, jouissif, et non pas l'expression languissante d'une pensée molle, d'aventures sans fin, du conformisme bon teint.

    Pamphlet, pamphlétaire : on n'en entend plus beaucoup parler, aujourd’hui. Il faut dire que les deux mots dégagent un parfum de désuétude. Le PH y est pour beaucoup, certes. Il a un côté précieux, lettré, premier de la classe fort en thème, du genre à aller s’acheter des classiques en édition bilingue plutôt que d’économiser pour aller se saouler au bougnat avec les copains. De la graine de fasciste, quoi. S’en faudrait de peu que cette désuétude ne soit de surcroît réactionnaire.

    Panflé sonnerait mieux, parlerait plus : on y décèlerait plus facilement patate, enflure, enflé, enc – bref, le côté insultant, violent, de la chose. Car au fond, c’est de cela qu’il s’agit : le pamphlet attaque avec violence, avec rage, avec emportement, avec foi. Pff… Qui se soucie aujourd’hui d’écrire tout un livre, même petit, avec de vrais arguments, un style vibrant, une mauvaise foi bien dosée au service de convictions véritables, des insultes choisies qui révèlent d’abord la connaissance intime – et donc l’estime – que l’on a de ce que l’on vilipende ? Un article de journal suffit à défaire une réputation, des milliers de morts contaminés ou caniculés ne suffisent plus à faire tomber un ministère.

    Tombeau du pamphlet ?

    Donc, le genre est tombé en désuétude. La vraie raison de la déchéance du pamphlet, cela dit, ce n’est pas qu’on n’est plus capable d’être enragé, violent, insultant : c’est qu’il en faut désormais très peu pour l’être. Dire merde déclenche un scandale. Exprimer une réserve est grossier. Émettre un doute est insultant. Ne pas être servile, c’est être rebelle. Quand les épidermes étaient rudes, les idées profondes, les mots percutants, il fallait y aller avant de blesser des intelligences sûres d’elles-mêmes et prêtes à discuter d’abord. Aujourd’hui que les (faibles) mots d’esprit de Raffarin valent une levée de boucliers et de quasi-excuses publiques, il est bien normal que le pamphlet soit mort, étouffé entre les petits mots traités comme de grands discours et la peur de se faire traîner en justice pour des queues de cerise. Le Centre Mou a étouffé les extrêmes (car le pamphlet n’est ni de droite ni de gauche : plutôt d’en bas). Où est le temps où Daudet traitait familièrement « d’excrément à pattes » ses adversaires, qui ne le poursuivaient pas pour autant ?

    Cela dit, le débat politique consensuel, l’apathie généralisée, le politiquement correct, bref le marais du discours public nous valent quelques joies : à l’époque où chacun invectivait, la masse des pamphlets tuait peut-être plus sûrement le genre que n’essaye de le faire la police de la pensée unique. Nous savons mieux goûter la mince veine pamphlétaire des ouvrages hier anodins, nous traquons avec passion le moindre dérapage, et ce qui d’un côté est sévèrement réprimé (et pourtant hier ignoré) est aujourd’hui savouré avec plus de bonheur, de joie secrète, de volonté de défi.

    Renouveau du pamphlet?

    Un critique s’en prend au Monde, se voit menacer d’excommunication littéraire et de poursuites judiciaires : cela nous donne Petit Déjeuner chez Tyrannie*, excellent ouvrage, mais un peu mince. Le simple récit des tribulations d’Eric Naulleau a valeur de pamphlet car en racontant la pure vérité on va loin, et presque violemment, dans la simple dénonciation de la coterie qui dirige les lettres à Paris. La brièveté de l’ouvrage et son ton patelin, en font un pamphlet – au moins un pamphlétaire –, peu attaquant pourtant, là où Pierre Péan et sa volumineuse Face cachée du Monde sont menacés de procès, deviennent faits de société, bref sont un peu ch…

    Le pamphlet accomplit sa métamorphose : à la limite des poursuites judiciaires, un pied de l’autre côté de la frontière du politiquement correct, il s’attaque toujours aux vaines gloires du moment avec moins de fougue, de brutalité, d’insultes mais avec plus de violence ressentie : quand Michel Deligne publie une petite étude sur les troublantes ressemblances entre Hergé et Jules Vernes (dont Hergé a toujours minimisé voire renié l’influence), la fondation Hergé s’émeut ; quand Etienne de Montéty recopie un roman de Marguerite Duras puis l’envoie comme un manuscrit inédit, qui se fait refuser dans tout Paris, les beaux esprits s’offusquent de la pochade et Renaud Matignon en parle (avec jubilation) dans le Figaro. Bref, on peut être plus violent en étant encore plus rapide, presque muet. Fast pamphlet.

    Ancrage du pamphlet

    Maintenant que la moindre griffure, le plus petit égratignement, la tape la plus légère, la pointe la plus émoussée sont ressenties comme autant d’atteintes au Grand Confort Intellectuel Individuel et Portatif, on voit ce que la droite, enfin, la Réaction, peut faire du pamphlet : le sain exercice de son droit à la parole, dans une tranquille liberté d’esprit, puisque nous ne sommes pas des gens moraux et que nous éprouvons un plaisir certain à gratter à contre-poil l’épiderme du Grand Mou.

    Nous sommes loin des saintes colères, des éructations inspirées, des hurlements à grande gueule et grand souffle. C’est sans doute qu’au point où nous en sommes, nous préférons en rire et réserver à notre indignation permanente d’autres soupapes : en plein naufrage national, au milieu des enterrements divers, dans la tourmente européenne, nous gardons le droit de rire parce que nous l’avons bien gagné.

     
    Philippe Mesnard


      * Petit Déjeuner chez Tyrannie, par Eric Naulleau, suivi de Le Crétinisme alpin, par Pierre Jourde. Ed. La Fosse aux Ours, 185 pages, 16 euros.

    Commandez le numéro et découvrez l’abécédaire du pamphlet, avec des notices sur les plus méchants…