Par Patrick Longuet
La VIe République : chaque secousse électorale ramène inexorablement le thème de la réforme institutionnelle dans le débat national. Alternance à répétition, abstention, vote de plus en plus massif en faveur des formations anti-système et, facteur plus conjoncturel, affaiblissement politique de l’actuel chef de l’État suite à la cuisante défaite référendaire : pour bien des observateurs (et des acteurs) de notre vie politique, les symptômes de la fracture civique entre la « France d’en haut » et la « France d’en bas » indiquent que nos institutions se meurent lentement, à tout le moins qu’elles entrent dans la phase terminale de leur agonie. Et qu’il vaudrait mieux en finir rapidement…
Retour au régime parlementaire ou passage au régime présidentiel, dans cette querelle des « Anciens et des Modernes » les opinions divergent. Cependant, le constat chez les partisans d’une profonde réforme institutionnelle (laquelle pourrait aboutir, selon certains, à l’adoption d’une nouvelle Constitution) est dépourvu d’ambiguïté : le modèle constitutionnel français qui combine la responsabilité (à ce point encadrée qu’elle en est devenue hypothétique) du Gouvernement devant la chambre basse et l’élection au suffrage universel direct du président de la République serait intrinsèquement pervers. Non seulement cet hybride réduirait le rôle du Parlement à sa plus simple expression mais, dans le même temps, il offrirait au chef de l’État une totale irresponsabilité, tant pénale que politique.
De là viendrait justement cette prise de distance des citoyens à l’égard de la politique : d’une part, en privant le Parlement de l’essentiel de ses compétences, on aurait finalement tué le débat public et contradictoire ; d’autre part, le fait de concentrer tant de pouvoirs entre les mains d’un homme intouchable durant l’exercice de ses fonctions irait à l’encontre des principes les plus élémentaires de la « saine » gouvernance, et ferait souffler un « vent mauvais » sur l’ensemble de la classe politique.
40 ans, ça suffit Que le fonctionnement actuel de nos institutions ne soit pas des plus satisfaisants, nul ne saurait le contester. Est-ce néanmoins une raison suffisante pour s’en prendre à nouveau au fondement même de notre République, à savoir la fonction présidentielle ? Ne pourrait-on pas envisager d’autres mesures pour réconcilier les Français et la politique, et ce sans nécessairement toucher encore et toujours à l’architecture institutionnelle de la Ve République déjà sérieusement mise à mal depuis plus de vingt ans ? D’ailleurs le procès habituellement intenté à la Ve République est-il vraiment pertinent ? La crise de régime que nous connaissons n’est-elle pas d’abord la conséquence à la fois d’un abus de modifications constitutionnelles (ex : le quinquennat) et d’une pratique institutionnelle (on pense en particulier à la cohabitation qui enterre le principe de la responsabilité politique du chef de l’État) radicalement contraires à l’esprit de la Ve République ? Et si la solution n’était pas dans une énième révision prétendument novatrice – quelle que soit son ampleur – mais résidait, finalement et surtout, dans le retour à la lecture première, gaullienne, et aux grands équilibres de la Ve République des origines ?
Depuis le 29 mai 2005, la réflexion sur la crise de notre système politique se cristallise autour de la durée du mandat présidentiel. Ainsi nous explique-t-on que « la longévité à l’Élysée de François Mitterrand et celle Jacques Chirac, provoquant dans les deux cas “dix ans, ça suffit”, a (aussi) contribué à mettre sur la sellette le monarque républicain ». La thèse est claire : si le Non à la Constitution européenne l’a emporté le 29 mai, c’est, en partie, parce que des Français voulaient signifier leur mécontentement à l’égard d’une présidence chiraquienne jugée trop longue (et peu féconde ?).
Cette proposition est très certainement fondée. Pour autant, bien plus que la durée du mandat présidentiel – trop court à notre avis puisque la fonction présidentielle appelle, par principe, une action s’inscrivant dans la continuité –, c’est davantage dans l’exceptionnelle longévité de la carrière de Jacques Chirac que réside le vrai problème. En d’autres termes, même s’ils ne laisseront assurément pas un souvenir impérissable dans l’histoire nationale, les dix ans de Jacques Chirac à l’Élysée comptent bien moins dans la disgrâce qui le frappe que ses quarante longues années de vie publique.
En effet, celles-ci mettent en exergue l’une des originalités les plus marquantes – et les plus déplorables – de notre vie politique : l’inamovibilité de nos élus. Si dans la grande majorité des démocraties occidentales la défaite à une consultation électorale majeure annonce le retrait définitif des responsables de l’échec, en France, c’est au contraire dans l’accumulation des revers électoraux que se forgent les grands destins… Jacques Chirac, comme avant lui François Mitterrand ou Valéry Giscard d’Estaing, n’est que le produit d’un système politique marqué par la durée record des « carrières » politiques. Sous ce rapport, l’exercice successif de deux mandats présidentiels n’est rien dès lors qu’on le rapporte au nombre d’années de mandats que totalisent l’immense majorité des élus de la république que sont les maires, les conseillers généraux, les conseillers régionaux, les députés ou les sénateurs.
C’est précisément ce point qu’il faut examiner (et traiter) en priorité si l’on veut saisir la raison pour laquelle de plus en plus d’électeurs refusent désormais de cautionner le fonctionnement d’une mécanique qu’ils savent verrouillée, et donc sclérosée. En effet, conséquence directe de cette triste exception française, le pouvoir – du moins le peu qui s’exerce encore au niveau national – est confisqué par une caste totalement hermétique au renouvellement : les responsabilités au sein des partis politiques, les fonctions et les mandats électifs sont devenus la propriété privée d’une élite, des charges que l’on se transmet, au sein de petites baronnies, entre gens sinon du même bord politique, du moins du même monde. L’éloignement des Français vis-à-vis de l’espace politique considéré comme légitime, éloignement dont Corentin Sellin se faisait admirablement le porte-parole dans un grand quotidien du soir, est dès lors tout à fait normal dans la mesure où, détournée de son cours naturel par une oligarchie de gérontocrates, la démocratie française trahit systématiquement les principes sur lesquels elle est censée reposer. « Parmi les sans-grade, résume parfaitement Martin Hirsch, le sentiment prévaut que rien ne change, que les mêmes erreurs sont commises par les élites, où l’aveuglement règne. Ils s’étonnent de ce mélange de réflexe suicidaire et d’immortalité qui fait penser aux séries de science-fiction : quoi qu’il arrive, on les retrouve toujours. C’est d’ailleurs l’un des paradoxes de la situation politique française, bien connu mais mal analysé : nous sommes le pays dans lequel chaque élection depuis vingt ans aboutit à la défaite de ceux qui sont en place, mais où la classe politique se renouvelle le moins. Nous cumulons les inconvénients de l’instabilité avec ceux de la sclérose ».
Trois réformes Il est exact que des mesures destinées à oxygéner notre système politique ont été adoptées – comme cette loi « inique » sur la parité entre hommes et femmes ou celle sur la très timide limitation du cumul des mandats –, mais se garde bien de procéder aux trois réformes qui, seules, pourraient bouleverser l’ordre des choses.
La première concerne l’organisation politico-administrative française. 36 800 communes (dont 60 % ont moins de 500 habitants) auxquelles il faut ajouter les innombrables structures intercommunales (syndicats d’agglomération, communautés de communes, etc.), les départements, les régions, les pays, l’État, l’Union européenne : la multiplication des niveaux d’administration, dont le coût financier exorbitant n’a d’égal que l’inefficacité, génère un nombre considérable de mandats (et de fonctions) électifs à se répartir entre les forces du Système. Que ce soit au niveau local, national ou européen, la république, en distribuant généreusement les places, petites et grandes, comme autant de prébendes et de sinécures, achète à prix forts l’allégeance de ses sujets. Elle donne à chaque parti institutionnel de quoi se constituer, d’entretenir et de fidéliser ses clientèles. On retrouve là, pour ainsi dire à l’identique, le principe de la centralisation républicaine. « Plus il y a de fonctionnaires, écrivait Charles Maurras, plus le pouvoir central électif a de fortes chances de bien tenir ces électeurs, les fonctionnaires étant le plus précieux des moyens termes entre les électeurs et lui ». Aujourd’hui rien n’a changé, à ceci près que la supercherie décentralisatrice et le discours lénifiant sur la démocratie de proximité ont fait de l’élu local, à côté du fonctionnaire, un second pilier du régime.
Partant, l’une des toutes premières réformes indispensables consisterait à mettre un terme définitif à cet empilement anarchique de collectivités publiques. Et, en ce sens, dans le cadre d’un authentique mouvement de décentralisation, il serait opportun de procéder au regroupement communal, à la suppression des échelons qui n’ont plus lieu d’être – on pense tout spécialement ici au département, institution d’un autre âge – ainsi qu’à la formation de grandes régions (ainsi, il faudra bien tourner la page de l’absurde division de la Normandie) capables de jouer un rôle actif dans la construction européenne. On l’aura compris, outre l’effet positif qu’elle aurait sur les finances publiques locales (on imagine le salutaire dégraissage que produiraient ces réformes au sein de la fonction publique territoriale) cette rationalisation réduirait fortement le nombre de ces mandats qui, loin de favoriser l’expression de la démocratie locale, servent surtout les intérêts des professionnels de la politique.
Supprimer le Sénat Dans le même mouvement, la deuxième réforme viserait à interdire le cumul des mandats. La longévité des carrières de notre personnel politique a une raison bien précise : la conjugaison de la multiplication des mandats et de leur cumul par les mêmes personnes. En France, un élu ne meure jamais : le parlementaire (député ou sénateur) est aussi un élu local (maire et/ou conseil général) ; battu lors d’un scrutin, il « rebondit » et tente de « se refaire » à partir de ses autres mandats. Quant aux autres – les petits, les sans-grade du suffrage universel – ils reproduisent fidèlement le comportement de leurs aînés en cumulant un siège de maire et de conseiller général (ou régional), voire en grappillant en plus la présidence d’une quelconque communauté de communes ou d’agglomération… Cette situation ne présente évidemment que des désagréments. Au niveau national, elle revient à confier les affaires de l’État à des parlementaires dont la préoccupation première est d’entretenir leurs réseaux locaux en vue du prochain renouvellement ; or, comme l’écrit Denis Tillinac, « gouverner la France est un art difficile qui ne s’apprend pas en implantant des bacs à fleurs, des rotondes ou des piscines ».. Au niveau local, les élus de terrain, abusivement sacralisés avec cette trompeuse chimère de démocratie de proximité et constamment frustrés de ne pas jouer dans la cour des grands, accumulent avidement les mandats et les fonctions espérant ainsi, au terme de moult marchandages et de maintes concessions, consolider leur position et disposer de la sorte des ressources et des soutiens nécessaires afin, un jour, d’entrer à leur tour au Palais Bourbon ou dans celui du Luxembourg…
Là encore, la réforme s’impose de toute urgence. Le problème du cumul des mandats locaux étant pour ainsi dire automatiquement résolu avec la disparition des Conseils généraux et la réduction massive du nombre de communes, le changement ne concernerait plus que le cumul d’un mandat local et d’un mandat national. Et sur ce point il n’y a plus à hésiter : il faut absolument délocaliser le mandat parlementaire en interdisant son cumul avec un mandat local. Le député ne doit plus être cet élu de circonscription qui consacre l’essentiel de son temps à des tâches relevant plus de l’assistanat social que de l’intérêt national. Il doit à l’inverse redevenir ce représentant de la nation capable de s’élever au-dessus des contingences. Et pour aller résolument dans cette direction, afin d’accroître encore l’autonomie des parlementaires vis-à-vis du « terrain », cette interdiction du cumul des mandats locaux et nationaux s’accompagnerait de l’introduction d’une forte dose de proportionnelle pour les élections législatives – ce qui permettrait de renforcer la représentativité politique de l’Assemblée nationale.
Enfin, une troisième réforme viendrait utilement compléter le dispositif évoqué ici : la suppression du Sénat, institution dont le rôle modérateur dans le processus législatif n’a plus réellement de sens depuis la montée en puissance du Conseil constitutionnel. Qualifié à juste titre « d’anomalie démocratique » par Lionel Jospin, cette assemblée à la légitimité douteuse n’aurait naturellement plus sa place dans une France à la fois régionalisée et épurée des départements. On pourrait bien sûr envisager une transformation sur le modèle proposé par le général de Gaulle en mars 1969, mais l’important, dans l’immédiat, serait d’éliminer ce poids mort qui donne, non sans raison, une si détestable image de nos institutions. Qu’est-ce que le Sénat de nos jours, sinon une assemblée ayant vocation à recaser les « anciens » dignitaires du régime ?
Ces quelques propositions ne sauraient épuiser la réflexion sur la réforme des institutions. Il y aurait bien d’autres aspects à prendre en compte comme, par exemple, la révision de ce statut de la fonction publique qui privilégie outrageusement l’accès des fonctionnaires aux mandats électifs. Toutefois, ces mesures évoquées ici nous semblent les seules de nature à bouleverser les mœurs délétères de notre classe politique, à rompre avec ces pratiques d’un autre âge dont les Français ne veulent plus. Car, encore une fois, même si elle s’est brutalement manifestée à l’occasion de la dernière élection présidentielle et, dans une certaine mesure, lors de la consultation référendaire du 29 mai dernier, la crise de confiance entre le peuple et ses élites politiques s’enracine avant tout dans le quotidien de notre démocratie, c’est-à-dire dans les errements répétés de l’ensemble des élus. Que les réformes présentées ici soient appliquées, et l’on verra que la question révision institutionnelle se posera alors en des termes très différents.
Reste que l’adoption de ce programme exigerait, en temps normal, le consentement de ceux-là mêmes qui en feraient les frais. Autant dire que, faute de circonstances exceptionnelles qui autoriseraient un changement brutal de nos institutions, et en l’absence d’une autorité légitime située au-dessus des intérêts particuliers, à l’abri des sollicitations et des ambitions, aucune de ces réformes nécessaires ne verra jamais le jour. Telle est la loi d’airain de la machine à mal faire »…
Patrick Longuet