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les épées - Page 93

  • N°14 - Plaisir de lire, joie de comprendre

    Par Arnaud Olivier

    Qu’il semble loin le temps où le fracas des batailles d’idées déclenchées à Paris résonnait jusqu’aux confins du monde connu ! En France, de nos jours, l’on pense à petit bruit. Notre vie intellectuelle ressemble même de plus en plus à une succession de province : c’est ainsi que l’on voit, dans les revues qui font nos délices, les grands esprits du temps se disputer les dernières théories disponibles avec l’âpreté mesquine d’ayants droits venus se partager les couverts en argent du de cujus. Comme on sait, une famille unie est une famille qui n’a pas connu l’héritage ; et la grande famille de l’esprit n’échappe pas à cette règle. Les intellectuels se distinguent néanmoins par un trait caractéristique : ils se disputent en général le bien d’autrui.

    Haïssant Schmitt, il écrit dans Le Débat

    La dernière livraison de la revue Le débat illustre à merveille ce singulier parasitisme de l’intelligence. On y découvre en effet un ensemble d’articles censés répondre à une question de la plus haute importance : « Y a-t-il un bon usage de Carl Schmitt ? ». L’honnête homme, toujours encombré de sa propre culture, ne pourra que se réjouir de trouver ici de quoi satisfaire sa curiosité : les rencontres sportives, les embouteillages, les réunions de famille, les discussions entre collègues et les trajets en métro ne lui offrent-ils pas déjà mille occasions de pratiquer la distinction ami/ennemi ? À première vue, l’apport de Schmitt à la vie quotidienne semble déterminant. Mais l’honnête homme sera déçu : loin de se trouver renseigné sur l’utilité d’un penseur aussi important, il lui faudra même renoncer à trouver dans Le débat des arguments propres à se forger une opinion sur la violente controverse dont l’œuvre de Schmitt est aujourd’hui l’objet en France (ce débat ayant déjà eu lieu il y a plus de vingt ans en Allemagne et en Italie). En effet, la question à laquelle répondent les articles rassemblés dans Le débat est infiniment plus simple. Il s’agit tout bonnement de savoir s’il est licite pour un esprit éclairé d’oser lire Schmitt ; et c’est Philippe Raynaud qui, dans un texte admirable d’honnêteté, de courage et de platitude, nous livre la clef de ce grand problème : il faut s’intéresser à Carl Schmitt car « son œuvre est intéressante ». On n’en attendait pas moins.
    Le fait que nos intellectuels puissent très sincèrement se demander s’ils sont autorisés à penser est, en soi, digne d’être noté. On ne saurait trop se réjouir de ces petits ridicules. Ce genre de pudeur nous ramène néanmoins à un vrai problème : les revues où nous allons puiser de quoi briller dans le monde n’offrent en réalité qu’une trompeuse apparence de réflexion. La vérité est ailleurs, comme on dit ; et Le débat en fournit une inquiétante démonstration. Il n’est pas inutile en effet de rappeler que les articles que l’on vient d’évoquer sont en réalité le triste reliquat d’un grandiose projet conçu par le directeur de la revue Cités, Yves-Charles Zarka. En un mot, nous venons, sans le savoir, de visiter le Salon des Refusés du politiquement correct. Une explication s’impose : soucieux de ne pas abandonner aux suppôts du nazisme, si nombreux et si actifs de nos jours, la tâche d’expliquer la pensée schmittienne, M. Zarka, également auteur d’un Contre Carl Schmitt à paraître aux PUF, avait entrepris de démontrer dans sa revue combien toxiques pouvaient s’avérer les œuvres du grand juriste pour des esprits non encore prémunis contre les prestiges de l’intelligence. (On conviendra volontiers qu’un Allemand qui réfléchit nous ramène vite aux heures les plus sombres de notre histoire.) Confrontée à l’audace insupportable des contributions que nous venons d’évoquer, voyant que leurs auteurs, préférant l’analyse à l’autodafé, étaient sur le point de reconnaître quelque mérite aux ouvrages qu’elle avait condamnés d’avance, la direction de Cités avait donc choisi de ne pas les publier, abandonnant ces tristes rossignols à la revue Le débat. On voit par là que M. Zarka se plaît à transposer dans la pensée les règles de l’élection démocratique et veille à ne jamais se démarquer de l’opinion majoritaire. Hélas, avec son ingratitude coutumière, la majorité s’obstine à ne pas lire sa revue. En bons démocrates (une fois n’est pas coutume), nous ferons de même.

    Obsédé par autrui, il se hait lui-même

    Face à ce déferlement de vanité satisfaite et de malveillance confraternelle, il est préférable de nous retirer discrètement ; allons voir ailleurs s’il se trouve encore quelqu’un pour réfléchir honnêtement à des questions intéressantes. Inutile d’aller bien loin : le dernier numéro de la Revue des deux mondes est presque intégralement consacré à « la notion d’Occident ». Peut-on espérer plus appétissant problème ? N’est-on pas assuré d’échapper ainsi aux petites querelles putrides dont Le débat nous offre un échantillon ? Rien n’est moins sûr. Tout d’abord, le directeur de cette vénérable publication, Michel Crépu, pique-assiette disert, savamment aimable et qui doit envelopper ses petits fours dans des pages arrachées aux classiques, fait joliment valoir dans son éditorial que la Revue des deux mondes a plutôt pour vocation de pratiquer « l’exercice d’autrui ». L’expression est bien trouvée, mais, déjà, le bât blesse : s’interroger sur la notion d’Occident suppose un exercice d’introspection historique et culturelle peu compatible avec la haine de soi et l’obsession de l’autre qui caractérisent aujourd’hui notre pensée. Cela dit, il ne faut pas être trop exigeant ; avec un tel sujet, nous devrions pour le moins échapper aux médiocres haines familiales dont nous contemplions tout à l’heure le triste déchaînement.

    Une fois encore, il n’en est rien ; une fois encore, le lecteur, victime de sa propre innocence, découvre, horrifié, la réalité des vanités individuelles sous le masque trompeur des idées générales. On observera en effet que chacun des éminents contributeurs à ce numéro s’est contenté de refourguer à la Revue des deux mondes, sous un titre évoquant poliment les complexités de la civilisation occidentale, un abrégé de ses manies ou un compte rendu exact de ses dernières œuvres. Comme dans une vraie famille, on trouve de tout : le pire y côtoie le meilleur. Le meilleur, comme on pouvait s’y attendre, nous est offert par Michel Zink, professeur de littérature médiévale au Collège de France, et par François Jullien, éminent connaisseur de la pensée chinoise. Au titre du pire, on ne se fera pas faute d’évoquer l’article de Stéphane Zagdanski, « L’Oxydant ». Il faut reconnaître à ce calembour inepte l’avantage d’une certaine clarté : le fond de l’article est en parfait accord avec la forme. On croit d’abord à une inoffensive fantaisie de graphomane, variation plus ou moins érudite sur un thème imposé : les premiers paragraphes offrent d’ailleurs un déroutant catalogue des acceptions du mot « occident », baladant le lecteur de Spengler à Châteaubriand, sans oublier un groupuscule homonyme bien connu des services de police. Ce début est trompeur ; c’est au bout de trois pages que nous est enfin révélé le fin mot de l’histoire : le monde occidental est victime du platonisme. Un observateur impartial aura peut-être quelque mal à en distinguer les ravages dans la société contemporaine. Qu’importe, le remède proposé par M. Zagdanski devrait convaincre les plus sceptiques : notre dernier espoir de salut résiderait dans la pratique de la Cabale. S’il se trouve encore des gens pour croire que notre monde a besoin d’hommes énergiques, actifs et courageux plutôt que de cabalistes, songez donc à les détromper.

    Fidèle à Diogène, il hait Platon

    Une idée aussi loufoque, exposée dans une revue aussi sérieuse, aurait dû normalement discréditer son auteur. On comprend néanmoins que les censeurs aient pu se montrer enclins à l’indulgence : M. Zagdanski est loin d’être le seul illuminé dans cette histoire. À ce titre et puisqu’on ne doit jamais négliger une occasion de rire, mentionnons l’article de Réza Barahéni, « Comment l’Occident a été saisi par ma fiction ». Outre ce titre (un chef-d’œuvre à lui seul), la brève et hilarante notice biographique qui est consacrée à l’auteur nous apprend en effet que, maintenu en résidence surveillée par le régime des mollahs, « il organise des cours de théorie littéraire dans le sous-sol de sa maison » ; et que, romancier vivant au Canada depuis 1997, il y a publié Schéhérazade ou l’Auschwitz privé du docteur Charifi, tout en se faisant élire président du Pen Club. Si ce personnage fantastique existe vraiment, on conviendra qu’il s’agit selon toute vraisemblance d’un membre particulièrement facétieux du groupe Jalons.

    Trêve de mauvais esprit. Après les envieux, les vaniteux, les arrivistes, les mystiques et les fous, ce panorama de la grande famille de l’esprit serait incomplet si l’on n’accordait pas une place aux tourments de l’adolescence : il est frappant de constater que chaque époque dans le développement de l’âme humaine trouve un intellectuel prompt à s’en faire l’interprète et une publication disposée à lui ouvrir ses pages. La rébellion post-pubère n’échappe pas à la règle et c’est Le magazine littéraire qui, ce mois-ci, lui prête sa voix en consacrant un dossier à la « pensée libertaire ». Héraut de cette pensée, Michel Onfray consacre à cette occasion une longue hagiographie à l’un des pères de l’anarchisme, Diogène le cynique. Celui-ci offrirait en effet à l’homme moderne une philosophie de l’épanouissement personnel enfin adaptée à notre temps et susceptible de mettre un terme à la domination honnie du platonisme. Décidément, il ne fait pas bon être platonicien par les temps qui courent. Si vous avez ce malheur, rassurez-vous néanmoins : vous êtes en bonne compagnie. Du côté des méchants, qualifiés de « fournisseurs de concepts » comme on parle de marchands de soupe, le Guy Lux du matérialisme range en effet Cicéron, saint Augustin, Machiavel, Montaigne, Leibniz, Descartes, Hegel, Kojève, Carl Schmitt et Simone de Beauvoir (qu’est-ce que Simone peut bien faire dans cette galère ?) : on constate ainsi que M. Onfray se montre fidèle en tout point à l’enseignement de Diogène, ce philosophe qui préférait une séance de bronzage à une conversation avec Alexandre. Une telle énumération laisse sans voix. Que répondre à cela ? sinon en recourant à l’illustre Ibn Assidim, l’antique glossateur andalou, qui, dans un passage de son fameux Bréviaire du lecteur fatigué, nous donne le fin mot de l’histoire : « Quand il y a Diogène, comment voulez-vous qu’il y ait du plaisir ? »

    Arnaud Olivier 


  • N°14 - Les Sept mensonges

    Par Jean-Baptiste Barthélémy
     
    Et sept excellentes raisons de voter NON lors du référendum sur la Constitution européenne.
     
    Manifestement le temps presse. À l’heure où nous écrivons ces lignes, une rumeur prête au chef de l’État l’intention d’avancer la date du référendum autorisant la ratification du traité instituant une Constitution pour l’Europe. Initialement annoncée par Jacques Chirac pour le second semestre 2005, la consultation pourrait finalement avoir lieu bien plus tôt, en mai 2005, le 8 très exactement (la symbolique de la chose n’aura évidemment échappé à personne...).
    Mais pourquoi bouleverser subitement le calendrier ? Le bruit court, dans les milieux autorisés, que les chances de victoire du Oui s’amenuiseraient au fil des mois ; le Oui s’éroderait dangereusement. Aussi, afin d’éviter une mauvaise, selon le camp dans lequel on se situe...) surprise à la rentrée 2005, on envisagerait de régler l’affaire avant la trêve estivale(1).
    « Chat échaudé craint l’eau froide », enseigne le dicton populaire : en l’espèce, les fédéralistes redoutent par-dessus tout la réédition d’un scénario à la Maastricht, c’est-à-dire une irrésistible progression du Non durant les mois de juillet et août, progression rendue possible, en 1992, par la remarquable mobilisation des partisans du Non durant ces deux mois. Cette fois-ci, donc, pas question pour les tenants du Oui qu’une vraie campagne puisse s’organiser ; on ne laissera pas le « temps au temps ». Qu’on se le dise : le Oui ne connaîtra pas, en 2005, un été meurtrier ; on fera tout pour épargner à cette bonne vieille Constitution européenne les tourments d’une possible canicule électorale qui, à n’en point douter, lui serait fatale.
    Cette petite mesquinerie, à ranger en bonne place parmi les manipulations du vote(2), ne saurait, à elle seule, exercer une influence décisive sur le résultat final de la votation. C’est un coup bas parmi d’autres certainement à venir comme, par exemple, la répartition du temps de parole durant la campagne officielle (où ce qui en tiendra lieu) entre le Oui et le Non, répartition qui, en se basant sur la représentation des partis politiques au Parlement, devrait outrageusement profiter aux partisans du Oui.
    Cependant, ces points apparaissent presque anecdotiques au regard des ressources stratégiques officieuses dont ces derniers bénéficieront dans quelques mois, à commencer par le soutien unanime des « faiseurs d’opinion ». Le débat n’est pas encore lancé - il faudra pour cela attendre le résultat de la consultation des adhérents du Parti socialiste -, mais l’on constate d’ores et déjà, en observant notamment le traitement réservé à Laurent Fabius, véritable apostat du fédéralisme européen, que les différentes officines de l’idéologie européiste sont à l’œuvre. Souverainement distillée par Bruxelles, doctement relayée par tous les « partis de gouvernement », docilement reprise par les médias, complaisamment commentée par les quelques grandes plumes de la presse écrite et audiovisuelle (on se réjouit déjà d’entendre notre ami Alain Duhamel), la propagande en faveur du Oui commence à se répandre dans nos foyers.
    En l’occurrence, si l’on examine les lignes de force du discours officiel (encore en gestation) en juxtaposant les propos sur la Constitution européenne et le contenu réel du texte, l’on peut relever au moins sept “erreurs” d’interprétation, en quelque sorte les sept mensonges capitaux des fédéralistes. 
     
    1 « La Constitution européenne introduit davantage de démocratie dans l’organisation et le fonctionnement de l’Union européenne ». Cet énoncé est faux, et ce pour au moins deux raisons.
    D’une part, ainsi que nous l’avons déjà écrit dans ces colonnes, la première version du projet de Constitution européenne (version adoptée, à quelques nuances près, par le Conseil européen à Bruxelles le 18 juin dernier) fut élaborée dans la plus grande opacité par une Convention dont les membres n’ont jamais reçu le moindre mandat des peuples européens ! Contrairement au principe démocratique exigeant qu’un projet de Constitution soit le fruit des travaux d’une assemblée spécialement élue au suffrage universel direct pour l’occasion (une assemblée constituante), les conventionnels ont usurpé le pouvoir constituant. Dès lors, cette soi-disant Constitution apparaît, au regard des valeurs démocratiques, comme un acte de forfaiture.
    D’autre part, sur le fond cette fois-ci, les évolutions institutionnelles contenues dans le projet de Constitution européenne vont toutes dans le sens d’un approfondissement du modèle fédéral. Extension du vote à la majorité qualifiée au Conseil, nouvelle pondération des voix (la France ne représentera plus que 12 % des votes), généralisation de la procédure de codécision, communautarisation des certaines politiques touchant au noyau dur de la souveraineté nationale des États membres (la politique étrangère, par exemple) : tout indique que l’on s’oriente vers davantage de supranationalité, davantage de technocratie européenne, c’est-à-dire toujours moins d’indépendance pour les nations - lesquelles, en tout état de cause, demeurent pourtant le seul cadre d’exercice de la démocratie - et toujours moins de liberté pour les peuples. En fait, si le Oui l’emportait, la France perdrait définitivement son statut d’État souverain et deviendrait immédiatement une composante d’un super État fédéral européen.
     
    2 « La question de l’adoption de la Constitution européenne et le problème de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne sont fondamentalement distincts ». Compte tenu du peu d’enthousiasme que soulève la perspective de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, on comprend la nécessité pour les européistes de séparer les deux sujets. Les faits sont néanmoins têtus : Constitution européenne et entrée de la Turquie dans l’Union européenne sont les deux faces d’une même médaille.
    La Constitution européenne a justement été élaborée pour préparer les élargissements de l’Union européenne (tous les élargissements) en réformant les institutions de l’Union sur le modèle intégrationniste. En d’autres termes, il a toujours été admis que l’objectif premier de cette réforme institutionnelle opérée par la Constitution était de concilier l’approfondissement du fédéralisme et l’augmentation du nombre des États membres. Parmi ceux-ci, outre les 10 États ayant déjà adhéré en mai 2004, on peut citer la Bulgarie, la Roumanie, la Croatie (l’entrée de ces trois États est fixée pour 2007) et, bien sûr, la Turquie - dont le principe de l’adhésion a d’ailleurs été confirmé le 6 octobre par la Commission.
    S’agissant de la Turquie, un seul élément suffit à démontrer clairement que cette Constitution a bien été pensée pour autoriser son entrée dans l’Union européenne : le refus permanent d’inscrire la moindre référence aux valeurs chrétiennes de l’Europe dans le texte de la Constitution européenne. En effet, si l’on avait introduit la reconnaissance des racines chrétiennes de l’Europe dans le texte de la Constitution européenne - fait qui, en lui-même, ne relève que d’un constat historique - la porte de l’Union européenne aurait été définitivement fermée à la Turquie, ainsi qu’aux autres États musulmans qui prétendent un jour adhérer à l’Union européenne (l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine). Mais tel n’a pas été le choix des partisans de la Constitution européenne, à commencer par Jacques Chirac, véritable ambassadeur de la Turquie en Europe, Jacques Chirac qui considère que les racines de l’Europe « sont autant chrétiennes que musulmanes ».
     
    3 « Grâce à la Constitution européenne, l’Europe pourra faire entendre sa voix sur la scène internationale et mettre un frein à l’unilatéralisme américain ». Le propos serait drôle s’il n’était pas à ce point consternant de naïveté.
    La communautarisation progressive des politiques étrangères des États membres et la création d’un ministre des Affaires étrangères de l’Union européenne ébranleront-elles l’hégémonie américaine sur l’échiquier mondial ? Il faut s’appeler Michel Barnier pour le croire ! La réalité est naturellement aux antipodes de cet « espoir ».
    Avec l’élargissement de l’Union européenne et l’arrivée des anciens pays de l’Est politiquement très proches de Washington (ceux que le secrétaire d’État à la Défense, Donald Rumsfeld, appelait récemment les pays de la Jeune Europe), l’inféodation à l’hyperpuissance américaine risque fort de se renforcer.
    N’oublions pas, en outre, qu’avec la Constitution européenne et une Europe à 25 telle que nous la connaissons aujourd’hui, la France n’aurait jamais été en mesure d’adopter la position qui fut la sienne au début de l’année 2003 à la veille de l’agression américaine contre l’Irak. La France, très minoritaire en Europe sur le sujet, se serait même retrouvé embarquée, contre sa volonté, dans la coalition guerrière de Georges W. Bush en Irak !
    Enfin, pour quelle raison les États-Unis, par ailleurs favorables à l’entrée de la Turquie (l’une des principales bases militaires de l’OTAN...) dans l’Union européenne, espèrent-ils que la Constitution européenne sera adoptée prochainement ? Tout simplement parce qu’ils considèrent, à raison, qu’en affaiblissant les grands États européens encore dotés d’une vraie politique étrangère, au premier rang desquels se trouve évidemment la France - encore membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, mais pour combien de temps ? - cette Constitution éliminera les dernières résistances à l’hégémonie US. 
     
    4 « Avec la Constitution européenne, l’Europe, acteur de la mondialisation, se donne enfin les moyens de défendre son modèle social ». C’est sympathique, mais parfaitement inexact. Nul dispositif ne permet d’envisager sérieusement ne serait-ce qu’un ralentissement des délocalisations et de la désindustrialisation de l’Europe.
    La Constitution européenne consacre solennellement le droit ultra-libéral de la concurrence - cette concurrence au nom de laquelle les États procèdent à la privatisation et au démantèlement des services publics - et les grandes libertés économiques (libre circulation des biens, des personnes, des services et des capitaux). En revanche, à l’exception de quelques déclarations de circonstance sur les services d’intérêt général, elle ne contient aucune avancée sociale.
    Plus grave encore, en refusant de restaurer les principes qui firent jadis le succès de certaines politiques européennes (comme la Pac), notamment le principe de la préférence communautaire et la fixation de barrières douanières, la Constitution européenne livre les entreprises européennes - victimes du fiscalisme dans leurs États d’origine et prisonnières d’une technocratie bruxelloise dépourvue de toute ambition industrielle à l’échelle de notre continent - à la concurrence sauvage de l’Organisation Mondiale du Commerce.
     
    5 « Le résultat du référendum n’aura pas de conséquence politique majeure en France ». L’impopularité de l’exécutif français est telle que les fédéralistes craignent de voir les électeurs français utiliser le référendum pour manifester, une fois de plus, leur rejet de l’équipe au pouvoir. Aussi, en assurant que, quel que soit le résultat, rien ne changera au plan interne, ils espèrent ainsi prévenir les risques d’un vote sanction dirigé contre le chef de l’État, vote sanction dont les dommages collatéraux frapperaient la Constitution européenne.
    Pourtant, si le Président de la République respectait la lettre, et plus encore l’esprit, de la Constitution de 1958, il devrait tirer les conséquences d’un éventuel échec du Oui en démissionnant immédiatement.
    Le principe de la responsabilité politique du Président, principe auquel le général de Gaulle accordait une si grande valeur, impose qu’un chef de l’État désavoué par le peuple se retire sans tergiverser - ce fut précisément l’attitude qu’adopta le général de Gaulle en avril 1969, à la suite de l’échec du référendum sur la décentralisation.
    De fait, en cas de victoire du Non, le  Président de la République, qui a négocié, adopté et signé le projet de Constitution le 29 octobre, qui a choisi de le soumettre au peuple français et qui, par ailleurs, a répété à plusieurs reprises qu’il souhaitait son approbation, devrait assumer ses responsabilités.
     
    6 « Si Le Non l’emportait, la France se retrouverait isolée et discréditée en Europe ». C’est l’argument crapuleux par excellence. Exercé avec succès lors de la campagne sur le traité de Maastricht en 1992, ce chantage vise à effrayer les Français hésitants, celles et ceux qui, peu convaincus par le Oui, pourraient être tentés au dernier moment de dire Non. La France seule sera punie par ses partenaires européens, et vous avec !
    Face à ce terrorisme intellectuel, il faut rappeler avec force cette évidence que, si la France disait Non à la Constitution, ce texte n’entrerait pas en vigueur. Point final. La Constitution disparaîtrait purement et simplement - à moins que, comme c’est le cas lorsqu’un petit État refuse un traité européen, Jacques Chirac et les technocrates de Bruxelles s’acharnent à vouloir imposer le Oui en organisant une nouvelle consultation.  
    De surcroît, au regard de l’état de l’opinion dans les États qui n’auront pas l’occasion de se prononcer par la voie du référendum, il est même probable qu’un Non français à la Constitution européenne serait accueilli avec enthousiasme par de nombreux peuples européens. Les Français diraient tout au haut, ce que bien des Européens pensent tout bas !
    Située à l’avant-garde de la construction européenne, comme elle le fut au milieu des années 1960 lorsque le général de Gaulle refusa de se soumettre aux diktats de la Commission européenne et inaugura la politique dite « de la chaise vide », la France du Non pourrait même prendre alors une grande initiative diplomatique destinée à refonder la construction européenne.
     
    7 « Si le Non l’emportait en France, ce serait la fin de la construction européenne ». On a même entendu dire, en 1992, qu’un refus du traité de Maastricht pourrait déboucher sur un retour de la guerre en Europe ! Ces propos catastrophistes participent de la logique d’intimidation et de culpabilisation de l’électorat évoquée à l’instant. Et comme les précédents, ils sont naturellement mensongers.
    Que se passerait-il si la France disait Non à la Constitution ? L’Union européenne connaîtrait sans aucun doute une crise politique - une de plus -, mais elle continuerait évidemment de fonctionner conformément aux dispositions du traité de Nice actuellement en vigueur. Certes, cette situation ne pourrait être que provisoire et, à moyenne échéance, il conviendrait que la France saisisse l’occasion historique de relancer la construction européenne sur des bases plus saines, c’est-à-dire écartant définitivement le modèle fédéral, supranational et bureaucratique.
     
     
    On ne saurait conclure ici sans ajouter un huitième point, peut-être le plus déterminant. La plus belle ruse des fédéralistes, c’est finalement de suggérer que le rejet de la Constitution européenne est raisonnablement inenvisageable. Plus que les différents points présentés à l’instant, c’est surtout la croyance diffuse, presque subliminale, que l’on ne doit (moralement), ni ne peut (politiquement) dire Non qui apparaît primordiale. Le Oui s’impose nécessairement. Le Oui est la seule option admissible. La construction européenne est un jeu politique à la fin duquel les fédéralistes gagneraient toujours... Le prochain référendum se jouera donc avant tout sur la capacité des nationaux à démystifier le Oui, à se convaincre que, contrairement à ce que soutiennent les fédéralistes, toute résistance n’est pas inéluctablement vouée à l’échec.

     

    Jean-Baptiste Barthélémy

     
     
    1 : Interrogé le 28 octobre sur RTL à ce sujet, Jean-Pierre Raffarin a semblé très réticent à l’idée de précipiter les choses. Il n’en demeure pas moins que le chef de l’État apparaît, lui, sur cette ligne. Ainsi, comme pour signifier sa volonté d’aller vite, le chef de l’État a-t-il saisi le Conseil constitutionnel du texte du traité instituant une Constitution européenne dès sa signature le 29 octobre 2004. Le juge constitutionnel aura un mois pour examiner la conformité de ce texte à Constitution française.
    2 : Voir le dossier consacré à ce sujet dans le numéro 12 des Épées.