Qu’il semble loin le temps où le fracas des batailles d’idées déclenchées à Paris résonnait jusqu’aux confins du monde connu ! En France, de nos jours, l’on pense à petit bruit. Notre vie intellectuelle ressemble même de plus en plus à une succession de province : c’est ainsi que l’on voit, dans les revues qui font nos délices, les grands esprits du temps se disputer les dernières théories disponibles avec l’âpreté mesquine d’ayants droits venus se partager les couverts en argent du de cujus. Comme on sait, une famille unie est une famille qui n’a pas connu l’héritage ; et la grande famille de l’esprit n’échappe pas à cette règle. Les intellectuels se distinguent néanmoins par un trait caractéristique : ils se disputent en général le bien d’autrui.
Haïssant Schmitt, il écrit dans Le Débat
La dernière livraison de la revue Le débat illustre à merveille ce singulier parasitisme de l’intelligence. On y découvre en effet un ensemble d’articles censés répondre à une question de la plus haute importance : « Y a-t-il un bon usage de Carl Schmitt ? ». L’honnête homme, toujours encombré de sa propre culture, ne pourra que se réjouir de trouver ici de quoi satisfaire sa curiosité : les rencontres sportives, les embouteillages, les réunions de famille, les discussions entre collègues et les trajets en métro ne lui offrent-ils pas déjà mille occasions de pratiquer la distinction ami/ennemi ? À première vue, l’apport de Schmitt à la vie quotidienne semble déterminant. Mais l’honnête homme sera déçu : loin de se trouver renseigné sur l’utilité d’un penseur aussi important, il lui faudra même renoncer à trouver dans Le débat des arguments propres à se forger une opinion sur la violente controverse dont l’œuvre de Schmitt est aujourd’hui l’objet en France (ce débat ayant déjà eu lieu il y a plus de vingt ans en Allemagne et en Italie). En effet, la question à laquelle répondent les articles rassemblés dans Le débat est infiniment plus simple. Il s’agit tout bonnement de savoir s’il est licite pour un esprit éclairé d’oser lire Schmitt ; et c’est Philippe Raynaud qui, dans un texte admirable d’honnêteté, de courage et de platitude, nous livre la clef de ce grand problème : il faut s’intéresser à Carl Schmitt car « son œuvre est intéressante ». On n’en attendait pas moins.
Le fait que nos intellectuels puissent très sincèrement se demander s’ils sont autorisés à penser est, en soi, digne d’être noté. On ne saurait trop se réjouir de ces petits ridicules. Ce genre de pudeur nous ramène néanmoins à un vrai problème : les revues où nous allons puiser de quoi briller dans le monde n’offrent en réalité qu’une trompeuse apparence de réflexion. La vérité est ailleurs, comme on dit ; et Le débat en fournit une inquiétante démonstration. Il n’est pas inutile en effet de rappeler que les articles que l’on vient d’évoquer sont en réalité le triste reliquat d’un grandiose projet conçu par le directeur de la revue Cités, Yves-Charles Zarka. En un mot, nous venons, sans le savoir, de visiter le Salon des Refusés du politiquement correct. Une explication s’impose : soucieux de ne pas abandonner aux suppôts du nazisme, si nombreux et si actifs de nos jours, la tâche d’expliquer la pensée schmittienne, M. Zarka, également auteur d’un Contre Carl Schmitt à paraître aux PUF, avait entrepris de démontrer dans sa revue combien toxiques pouvaient s’avérer les œuvres du grand juriste pour des esprits non encore prémunis contre les prestiges de l’intelligence. (On conviendra volontiers qu’un Allemand qui réfléchit nous ramène vite aux heures les plus sombres de notre histoire.) Confrontée à l’audace insupportable des contributions que nous venons d’évoquer, voyant que leurs auteurs, préférant l’analyse à l’autodafé, étaient sur le point de reconnaître quelque mérite aux ouvrages qu’elle avait condamnés d’avance, la direction de Cités avait donc choisi de ne pas les publier, abandonnant ces tristes rossignols à la revue Le débat. On voit par là que M. Zarka se plaît à transposer dans la pensée les règles de l’élection démocratique et veille à ne jamais se démarquer de l’opinion majoritaire. Hélas, avec son ingratitude coutumière, la majorité s’obstine à ne pas lire sa revue. En bons démocrates (une fois n’est pas coutume), nous ferons de même.
Obsédé par autrui, il se hait lui-même
Face à ce déferlement de vanité satisfaite et de malveillance confraternelle, il est préférable de nous retirer discrètement ; allons voir ailleurs s’il se trouve encore quelqu’un pour réfléchir honnêtement à des questions intéressantes. Inutile d’aller bien loin : le dernier numéro de la Revue des deux mondes est presque intégralement consacré à « la notion d’Occident ». Peut-on espérer plus appétissant problème ? N’est-on pas assuré d’échapper ainsi aux petites querelles putrides dont Le débat nous offre un échantillon ? Rien n’est moins sûr. Tout d’abord, le directeur de cette vénérable publication, Michel Crépu, pique-assiette disert, savamment aimable et qui doit envelopper ses petits fours dans des pages arrachées aux classiques, fait joliment valoir dans son éditorial que la Revue des deux mondes a plutôt pour vocation de pratiquer « l’exercice d’autrui ». L’expression est bien trouvée, mais, déjà, le bât blesse : s’interroger sur la notion d’Occident suppose un exercice d’introspection historique et culturelle peu compatible avec la haine de soi et l’obsession de l’autre qui caractérisent aujourd’hui notre pensée. Cela dit, il ne faut pas être trop exigeant ; avec un tel sujet, nous devrions pour le moins échapper aux médiocres haines familiales dont nous contemplions tout à l’heure le triste déchaînement.
Une fois encore, il n’en est rien ; une fois encore, le lecteur, victime de sa propre innocence, découvre, horrifié, la réalité des vanités individuelles sous le masque trompeur des idées générales. On observera en effet que chacun des éminents contributeurs à ce numéro s’est contenté de refourguer à la Revue des deux mondes, sous un titre évoquant poliment les complexités de la civilisation occidentale, un abrégé de ses manies ou un compte rendu exact de ses dernières œuvres. Comme dans une vraie famille, on trouve de tout : le pire y côtoie le meilleur. Le meilleur, comme on pouvait s’y attendre, nous est offert par Michel Zink, professeur de littérature médiévale au Collège de France, et par François Jullien, éminent connaisseur de la pensée chinoise. Au titre du pire, on ne se fera pas faute d’évoquer l’article de Stéphane Zagdanski, « L’Oxydant ». Il faut reconnaître à ce calembour inepte l’avantage d’une certaine clarté : le fond de l’article est en parfait accord avec la forme. On croit d’abord à une inoffensive fantaisie de graphomane, variation plus ou moins érudite sur un thème imposé : les premiers paragraphes offrent d’ailleurs un déroutant catalogue des acceptions du mot « occident », baladant le lecteur de Spengler à Châteaubriand, sans oublier un groupuscule homonyme bien connu des services de police. Ce début est trompeur ; c’est au bout de trois pages que nous est enfin révélé le fin mot de l’histoire : le monde occidental est victime du platonisme. Un observateur impartial aura peut-être quelque mal à en distinguer les ravages dans la société contemporaine. Qu’importe, le remède proposé par M. Zagdanski devrait convaincre les plus sceptiques : notre dernier espoir de salut résiderait dans la pratique de la Cabale. S’il se trouve encore des gens pour croire que notre monde a besoin d’hommes énergiques, actifs et courageux plutôt que de cabalistes, songez donc à les détromper.
Fidèle à Diogène, il hait Platon
Une idée aussi loufoque, exposée dans une revue aussi sérieuse, aurait dû normalement discréditer son auteur. On comprend néanmoins que les censeurs aient pu se montrer enclins à l’indulgence : M. Zagdanski est loin d’être le seul illuminé dans cette histoire. À ce titre et puisqu’on ne doit jamais négliger une occasion de rire, mentionnons l’article de Réza Barahéni, « Comment l’Occident a été saisi par ma fiction ». Outre ce titre (un chef-d’œuvre à lui seul), la brève et hilarante notice biographique qui est consacrée à l’auteur nous apprend en effet que, maintenu en résidence surveillée par le régime des mollahs, « il organise des cours de théorie littéraire dans le sous-sol de sa maison » ; et que, romancier vivant au Canada depuis 1997, il y a publié Schéhérazade ou l’Auschwitz privé du docteur Charifi, tout en se faisant élire président du Pen Club. Si ce personnage fantastique existe vraiment, on conviendra qu’il s’agit selon toute vraisemblance d’un membre particulièrement facétieux du groupe Jalons.
Trêve de mauvais esprit. Après les envieux, les vaniteux, les arrivistes, les mystiques et les fous, ce panorama de la grande famille de l’esprit serait incomplet si l’on n’accordait pas une place aux tourments de l’adolescence : il est frappant de constater que chaque époque dans le développement de l’âme humaine trouve un intellectuel prompt à s’en faire l’interprète et une publication disposée à lui ouvrir ses pages. La rébellion post-pubère n’échappe pas à la règle et c’est Le magazine littéraire qui, ce mois-ci, lui prête sa voix en consacrant un dossier à la « pensée libertaire ». Héraut de cette pensée, Michel Onfray consacre à cette occasion une longue hagiographie à l’un des pères de l’anarchisme, Diogène le cynique. Celui-ci offrirait en effet à l’homme moderne une philosophie de l’épanouissement personnel enfin adaptée à notre temps et susceptible de mettre un terme à la domination honnie du platonisme. Décidément, il ne fait pas bon être platonicien par les temps qui courent. Si vous avez ce malheur, rassurez-vous néanmoins : vous êtes en bonne compagnie. Du côté des méchants, qualifiés de « fournisseurs de concepts » comme on parle de marchands de soupe, le Guy Lux du matérialisme range en effet Cicéron, saint Augustin, Machiavel, Montaigne, Leibniz, Descartes, Hegel, Kojève, Carl Schmitt et Simone de Beauvoir (qu’est-ce que Simone peut bien faire dans cette galère ?) : on constate ainsi que M. Onfray se montre fidèle en tout point à l’enseignement de Diogène, ce philosophe qui préférait une séance de bronzage à une conversation avec Alexandre. Une telle énumération laisse sans voix. Que répondre à cela ? sinon en recourant à l’illustre Ibn Assidim, l’antique glossateur andalou, qui, dans un passage de son fameux Bréviaire du lecteur fatigué, nous donne le fin mot de l’histoire : « Quand il y a Diogène, comment voulez-vous qu’il y ait du plaisir ? »