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les épées - Page 144

  • N°2 - Fabuleuse Amélie

    Le dernier film de Jean-Pierre Jeunet, privé de Festival de Cannes, a déjà passionné plus de cinq millions de spectateurs. Pourquoi un tel succès ?


    Il me semble que j'avance une première explication en disant qu'Amélie c'est l'inverse de Loft Story, mais l'inverse dans un même registre, c'est un reality-show, la vie quotidienne, la salle de bain d'Amélie où, autour d'une petite boîte en fer, se noue son destin de bonne fée, le voyeurisme d'Amélie dont le regard tour à tour moqueur et complice, a vite fait de dénuder son prochain : elle sera elle-même victime de ce jeu du regard, porté sur l'autre, qui est avant tout un refus de la réalité. Amélie nous représente tous parce qu'elle vit dans un monde virtuel ; elle a la passion de l'image, tout en ayant beaucoup de mal à se dévoiler elle-même. Elle regarde Nino Quincampois qui cherche désespérément… à la voir ; elle regarde Mado qui pleure ou Lucien qui se fait insulter par son patron ; elle mange la vie des yeux, tout en restant tranquillement célibataire. Son voisin, le peintre aux os de verre, dont la vie a été en quelque sorte absorbée par la peinture, représente à la fois son double monstrueux et en même temps son ange gardien. C'est lui, à la fin du film, qui lui intimera l'ordre de vivre, de se risquer, de s'engager… et il le fera bien sûr… sur vidéo-cassette.


    À ce détail de la vidéo, on saisit que ce film n'est pas une banale critique de la civilisation de l'image et du virtuel, ou une réédition de l'iconoclasme, cette hérésie des temps barbares, mais plutôt une invitation à se laisser prendre à la magie des belles images. Incontestablement, c'est un jugement moral qui est porté sur le culte moderne des images. Ce n'est pas seulement pour faire décomplexé, que Nino travaille comme vendeur dans un sex-shop : il vient d'un monde où l'image est banalisée, transformée en marchandise et, justement, où personne n'y croit plus. Et s'il poursuit Amélie, après avoir collectionné les images déchirées à la sortie des photomatons, après avoir reconstitué les visages de ces inconnus qu'il ne rencontrera jamais, c'est justement parce que dans un monde cru, ils lui apportent le rêve, c'est-à-dire une vraie source de réalité. Le spectateur sait (même si Nino ne le sait pas) que ce qu'il cherche, c'est un visage, un regard, ce regard d'Amélie qui fait le film en définitive. J'évoquais un jugement moral ; je crois qu'il est là et que c'est cela qui fait crier les gauchistes indécrottables au fascisme d'Amélie : une image n'a de réalité que lorsqu'on a saisi, au-delà des formes, le regard. C'est le regard qui fait la beauté et la bonté de l'image (comme l'a compris le vieux peintre), parce que le regard seul dit cet indicible – qui n'est d'ailleurs pas nommé dans ce film – mais qui en est le vrai sujet : cette chose qui n'est pas une chose et que l'on appelle l'âme.


    La bonté, la fraîcheur d'Amélie qui a endossé le personnage de la bonne fée avec un naturel qui déconcerte nos esprits calculateurs, nous rappellent que nous avons une âme, non pas un cœur de pierre mais un cœur de chair comme l'écrivait le prophète Ézéchiel.


    Ce rappel sonne comme une outrecuidance sans nom pour ceux qui se veulent désormais les chiens de garde du consumérisme à outrance et qui n'acceptent pas les images de Jeunet, cette volée de séminaristes ensoutanés à la gare du Nord, ces cierges qui brûlent à Notre-Dame et cette altière âme de pierre, savamment filmée, qui fait de Paris une sorte de tabernacle de lumière.


    Laissons aux Inrocks les fantasmes qui les font vivre – ils sont tellement déçus de ne pas les avoir retrouvés chez Amélie – et courons voir les images de Jeunet, fabuliste certes plus que conteur, dont le film ressemble à une suite de clips, plutôt qu'à une histoire vécue, mais qui retrouve à travers l'élégance impeccable des prises de vue, les visages de l'âme, ultimes tabous d'un monde résolument désenchanté.
    Dans un siècle où l'on doit tout montrer, certains osent dire qu'il n'avait pas le droit de montrer… cela. Tant que c'est encore permis, laissons-nous fasciner…

    Georges Bourcier