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  • N°9 - Jacques Dufilho : le moine comédien

    Par Laurent Dandrieu

    Y a-t-il un autre comédien au monde qui aurait pu incarner le commandant Gardefort, le héros de Milady, la nouvelle de Paul Morand ? Porté à l’écran pour la télévision par François Leterrier, Milady fut diffusé le 21 juillet 1976, veille de la mort de Morand. Mais l’écrivain avait vu le téléfilm quelque temps auparavant lors d’une projection privée et, lui qui ne pensait pas que son récit pût être porté à l’écran sans dommage, s’en trouva ému jusqu’aux larmes, rapporte Dufilho. Celui-ci ne collait pas seulement au rôle par le fait que, seul peut-être des comédiens français, il avait lui-même pratiqué la haute école, comme Gardefort, cet écuyer du cadre noir de Saumur qui pousse l’amour pour son cheval Milady jusqu’à la mort.  Gardefort a lui aussi cette exigence, cette pudeur, ce mélange de certitude et d’humilité, ce goût des choses authentiques et du travail bien fait, cette politesse surannée aussi, qu’on retrouve chez Jacques Dufilho alors qu’il nous reçoit dans un hôtel parisien où il est venu parler de son récent livre de souvenirs, les Sirènes du bateau-loup. Jusqu’au titre du recueil de nouvelles dont est extrait Milady, les Extravagants, qui lui irait comme un gant.

    La force de la liberté

    De l’extravagance, il en a à revendre, Jacques Dufilho, qui pointe dans tous ses rôles, du chef-mécanicien du Crabe-tambour avec ses extraordinaires légendes du pays bigouden, au paysan de C’est quoi la vie ? (chef d’œuvre méconnu de François Dupeyron, sorti en 1998), en passant par le vengeur obstiné d’Une journée bien remplie, de Jean-Louis Trintignant. Sa voix étrange mâtinée d’accent gascon et qui dérape parfois dans les aigus, son regard traversé de désarmants éclairs de naïve malice, cette sorte de folie douce, curieux mélange de très ancienne sagesse et d’esprit d’enfance (je me souviens, lors d’un précédent entretien, de l’avoir vu s’interrompre soudain au beau milieu d’une phrase pour se mettre à japper furieusement comme un jeune chiot : c’était sa manière de souhaiter la bienvenue à l’un de ses partenaires, dont il avait entendu le pas approcher), qui semble en permanence le posséder, rendent chacune de ses apparitions inoubliables. Mais une extravagance qui n’a rien à voir avec la simple excentricité de qui ferait le malin pour se distinguer de ses semblables : l’extravagance de Jacques Dufilho, dénuée de tout histrionisme, est celle des êtres trop libres pour se conformer au regard des autres, parce qu’ils ont la force modeste et inébranlable de ceux qui sont habités par une vérité intérieure qui les dépasse et les transcende.

    Si Dufilho devait résumer ses attachements profonds, il pourrait le faire à la manière d’un autre Jacques, Perret, lors d’une mémorable séquence d’Apostro-phes : le trône et l’autel. Monarchiste convaincu (« légi -timiste » ne manque-t-il jamais de préciser à des interlocuteurs qui, le plus souvent, n’ont pas la moindre idée de ce dont il parle), catholique traditionaliste (du temps qu’il était encore parisien, ses pas le conduisaient souvent, le dimanche matin, vers Saint-Nicolas-du-Chardonnet), Jacques Dufilho souffre intimement de l’éclipse du sacré et tente à sa manière d’en rallumer la flamme, dans sa vie privée comme dans son existence de saltimbanque.

    Avant que d’embrasser la carrière de comédien, il se lança à corps perdu dans la paysannerie, sans un sou, empruntant de l’argent pour louer une paire de bœufs, se faisant embaucher comme apprenti bénévole dans un domaine où il mena une vie monacale dont on devine qu’elle convint comme un gant à celui qui, bien des années plus tard, confessera à Renaud Matignon son goût pour l’aspect réglé de la vie religieuse. Activité qui comblait sa nature contemplative : « La respiration des bêtes est un langage et la travail de la terre une prière, écrit-il. N’étions-nous d’ailleurs pas obligés de nous agenouiller souvent ? Et les plantes que nous avions semées ne se dressaient-elles pas dans la nuit comme autant de cierges allumés ? » S’il renonce à ce métier, ce n’est pas seulement à cause de l’appel du théâtre, mais aussi parce que la mécanisation qui s’annonce menaçait déjà « la spiritualité inhérente au travail de la terre ».

    Bugatti et Cie

    Dans le métier de comédien tel qu’il le pratique, il retrouve pourtant cette dimension spirituelle : « Quand on sème, dit-il, on ne sait jamais ce que ça va donner, il y a une part de Providence ; ça marche si Dieu le veut » ; comme au théâtre ou au cinéma, en somme. Quand il parle de son métier, c’est souvent au vocabulaire chrétien qu’il recourt, parlant volontiers de devoir d’état ou d’humilité. S’il n’y a rien de plus important pour lui que de ne pas se prendre au sérieux, il prend en revanche son métier très au sérieux, en parlant comme un artisan du temps jadis, en termes de responsabilité, de respect (du texte, des partenaires, du public), de discipline. Jacques Dufilho est comédien comme d’autres sont moines, mais un moine délicieusement bon vivant et rieur, qui n’a jamais eu peur d’engloutir ses revenus dans de dispendieuses manies, comme sa collection de Bugatti ou son château de Bouvées.

    Non content d’avoir acheté au début des années soixante une exploitation agricole, Dufilho fit en effet dans les années quatre-vingt, toujours dans sa Gascogne natale, l’acquisition d’un petit château médiéval délabré, où il avait reconnu celui qu’il avait vu en songe quelques semaines plus tôt. Le fisc l’obligera à le revendre quelques années plus tard, mais si le comédien en parle sans amertume, c’est sans doute parce que lui ayant rendu entre-temps son lustre malgré son impécuniosité (se transformant lui-même en représentant de différentes corporations pour retaper la ruine, non sans installer dans toutes les pièces fleurs de lys et coquilles de saint Jacques), il garde la satisfaction inestimable d’avoir restauré un peu de la beauté du monde. Et la révolte lui est étrangère.

    Son abandon à la Providence (« Il faut toujours avoir présent la certitude que Dieu va vous aider, dit-il. Ça ne m’a jamais abandonné »), on le retrouve dans le choix de ses rôles, qu’il ne sollicite jamais, attendant qu’on vienne le chercher : « Je ne suis au courant de rien, j’essaie de vivre dans l’esprit de pauvreté, “donnez-nous aujourd’hui notre pain de ce jour” », d’où l’aspect parfois désordonné d’une carrière qui, au cinéma du moins alterne chefs d’œuvre et invraisemblables panades : « En soixante ans de carrière, écrit-il, j’ai fréquenté souvent le ciné, parfois le cinéma et en de très rares occasions le cinématographe chanté par Apollinaire. Le goût n’a rien à voir dans l’affaire. » (Son parcours théâtral est plus cohérent, alignant des pièces d’Audiberti dont le Mal court, Colombe d’Anouilh, les Maxibules que Marcel Aymé a écrit en pensant à lui, ou le Gardien de Pinter). Cette carrière, précise-t-il, « je la considère comme une grande série de hasards. Mais Dieu crée le hasard, à travers votre désir d’autre chose : c’est le fruit de la confiance et de l’espérance. Peut-être qu’à partir du moment où l’on a toujours cette possibilité d’espérer, on a la possibilité de mériter encore une nouvelle aventure, chaque fois. » Pour lui, la prochaine sera le nouveau film de Pierre Schoendoerffer, Là-haut, à l’affiche à l’automne ; si on en lui souhaite encore beaucoup d’autres, on devine que pour lui il ne saurait en être de plus passionnante que le grand passage qu’il attend avec une souveraine confiance, et qui lui permettra de connaître intimement l’absolu de ce sacré dont il n’aura cessé de chercher à préserver le reflet ici-bas.
     
     
    Laurent Dandrieu
     
    - Les Sirènes du bateau-loup, de Jacques Dufilho, Fayard, 302 pages, 20 g.


  • N°6 - Hulot contre les robots

    Par Laurent Dandrieu

    Un ouvrier s'approche d'un portier d'immeuble qui a la cigarette au bec et lui demande du feu ; au lieu de lui tendre immédiatement son briquet, celui-ci lui fait signe de le suivre quelques mètres plus loin : on s'aperçoit alors que les deux hommes étaient séparés par une paroi de verre. Un peu plus tard, dans le même immeuble, M. Hulot court vainement après le bureaucrate avec qui il a rendez-vous : de part et d'autre d'une cour vitrée, les deux hommes se font signe, mais dès lors qu'ils font mine de se rapprocher, ils s'éloignent inexplicablement l'un de l'autre : c'est que, sans le savoir, ils étaient tous les deux du même côté du miroir, et que chacun cherchait à rentrer en contact avec le reflet de l'autre. Quelques années avant ces scènes extraites de Playtime, le petit garçon de Mon Oncle, cherchant sa mère dans leur maison ultramoderne, entièrement domotisée, croit l'avoir trouvée lorsqu'il entend, à distance, le ronronnement de l'aspirateur ; l'enfant se précipite en criant « Maman », mais se trouve face à face avec le robot ménager qui fonctionne tout seul.

    Un enfant qui ne fait plus la différence entre sa mère et un robot, des immeubles en verre censés établir la communication entre les hommes et ne suscitent que le désordre et l'incompréhension : quelques exemples qui suffisent à prouver que le burlesque de Jacques Tati, dont on célèbre cette année le vingtième anniversaire de la disparition, n'est pas un comique gratuit, mais est aussi l'occasion d'une mise en scène de l'état de l'homme et de la société.

    Robotisation

    Si la célèbre définition du rire donnée par Bergson (« Du mécanique plaqué sur du vivant ») a un sens, c'est bien à propos de Tati, tant l'essence même de son comique repose, justement, sur la confrontation du vivant et du mécanique, celui d'une société en voie de robotisation. Les Vacances de M. Hulot mises à part, simple juxtaposition d'un individu lunaire et maladroit avec une société bien huilée, tous les films de Tati, de Jour de fête à Trafic en passant par Mon oncle et Playtime, tournent autour du choc brutal entre un homme ordinaire, produit d'une société ancienne où la sociabilité n'était pas un vain mot, et la modernité la plus agressive. Modernité fantasmée encore dans Jour de fête (1949), où un facteur de village se met en tête de faire sa tournée postale "à l'américaine". Modernité bien réelle celle-ci, même si Tati a beaucoup d'avance sur son temps, dans Mon oncle (1958), où le débonnaire M. Hulot sème la panique dans la maison robotisée de son beau-frère Arfel, comme dans son usine de tuyaux en caoutchouc à la chaîne, ou dans Playtime (1967), où le même Hulot erre dans un Paris de cauchemar, américanisé et "gratte-cielisé", ou encore dans Trafic (1971), où il affronte cette fois les aléas de la société automobile.

    À l'époque où tournait Tati, les jeux n'étaient pas encore faits : le village de Jour de fête était un vrai village, celui de Sainte-Sévère, dans le Berry, dont le cinéaste avait pris les vrais habitants pour acteurs. La France provinciale et anarchique où habitait Hulot, qu'il quittait pour aller rendre visite à son neveu dans la villa futuriste de Mon oncle, était encore bien vivante. Ladite villa, en revanche, fut bâtie de toute pièce pour les besoins du film, comme allait l'être le Paris monstrueux de Playtime, où les monuments les plus célèbres de Paris ne pouvaient plus être aperçus qu'en reflet sur les parois des buildings de style anonyme, dont on pouvait admirer les jumeaux exacts sur les affiches vantant un voyage à Moscou, New York ou Rio.

    L’arme du comique

    D'où l'optimisme de Tati : dans cette époque entre chien et loup, où la modernité balbutiante ressort encore bien souvent du futurisme, et le progressisme technologique de l'ère gaullo-pompidolienne n'est encore qu'une obsession volontariste, M. Hulot et ses semblables n'ont guère de peine à être les grains de sable humains qui vont bloquer la belle mécanique robotique, à l'image du chien dont le bout de la queue suffit à détraquer le garage automatique de la villa Arfel, et quelques personnalités résolument rétives à la normalisation suffiront à humaniser l'univers froid et technologique qui n'a pas encore eu le temps de les transformer en machines, comme le montre l'extraordinaire scène de Playtime où Hulot et quelques autres transforment un restaurant international en une gargote parisienne où il fait bon chanter Nini peau de chien.

    À l'heure où l'américanisation et la mondialisation prophétisées par Playtime ne sont plus une simple potentialité, mais une réalité quotidienne ; à l'heure où le Loft a institutionnalisé ces appartements transparents où chacun peut vérifier que la vie du voisin est rigoureusement interchangeable avec la sienne ; à l'heure où, comme Diogène cherchant un homme, il faut promener sa lanterne de plus en plus loin pour dénicher un de ces Hulot qui semblaient encore proliférer aux yeux de Tati, et désormais remplacés par des clones formatés qui ne songent pas un instant qu'on puisse ne pas vivre avec son temps ; à l'heure où Internet semble avoir accompli cet idéal de transparence où tout communique, mais rien ne s'échange, il est permis d'être moins optimiste.

    Du moins est-il désormais impossible de se tromper sur la nature de l'œuvre de Tati, qui est bien un appel à la sédition vis-à-vis d'une modernité agressive et déshumanisante. Que Tati soit lui-même un cinéaste on ne peut plus précurseur, inventant un comique à retardement tout à fait inédit, mettant au point un jeu avec le silence et la durée tellement novateur qu'ils reste à ce jour presque sans continuateur, effaçant les dialogues jusqu'à, dit-il, les faire rentrer « à l'intérieur du son », ne change rien au fait qu'il est, littéralement, un auteur réactionnaire : s'opposant à l'esprit niveleur de l'époque, prenant le parti, comme Perret ou Aymé ont pu le faire avec d'autres moyens, de l'individu ou, pour mieux dire, de la personne contre la philosophie matriculaire du temps, le cinéma de Tati est véritablement une œuvre de résistance – ce qui n'ôte rien, bien au contraire, à son extraordinaire puissance comique.
     
     
    Laurent Dandrieu
     
    À lire :
    Tati, de Marc Dondey, Ramsay, 272 p., 30 g.
    Tati, de Michel Chion, Cahiers du cinéma (1987), 128 p., 14,50 g.