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  • N°10 - Un fabricant de porcelaine dans un magasin d’éléphants

    Par Jules Hyppolite

    Il existe un un site Internet consacré à René Fallet avec entre autres des devinettes pour les amateurs : d’où vient « On me doit le respect. Je suis la mer » ? et « Le caillot d’un sanglot lui obstruait la gorge. Elle étendit la main vers la bouteille. Cette malheureuse orchidée buvait autant qu’un terrassier français » ? ou encore « Sentimentalement, je suis un train de nuit qui regarde passer les vaches » ? Mine de rien ce pot-pourri nuance la caricature… On avait vu l’aiguille mais pas la botte de foin ! Car avant de jouer au 4.21, Fallet fut d’abord poète, l’a toujours été et le fit savoir dès ses dix-neuf ans à la parution de Banlieue Sud-Est, cynique, bruyant – et même « plein de scories » selon son auteur. Mais en 1947 on ne peut rien contre Prévert, Queneau ou Sartre si l’on veut électriser son style à peu de frais ; quel glaçon allait mouiller un whisky aussi pur ? Fallet choisit l’arnaque bon enfant du surréalisme et n’y perdit grosso modo que La Fleur et la Souris (déjà titubant) avant de remercier toute l’équipe. Le faux drôle Queneau, en manque de bras pour l’OULIPO, lui fera de l’œil en vain : lorsque « Dans son arrière boutique, la fleuriste cultivait les arrières-pensées » en 1951, on sut que Fallet n’eut plus besoin de personne sur son Triporteur ; quant à Sartre il se demandera encore longtemps où il a bien pu entendre ce nom-là… Quoique rien n’interdise à première vue de déceler dans ces buveurs misérables une petite concession à l’Existencialiste, tout comme son goût pour les romanciers américains au style « en iceberg », voire : le modernisme excentrique de ses premières œuvres peut faire l’affaire du Nouveau Roman et sa politique de plein emploi des auteurs. Et si le Glaude « s’engageait » ? Et si Captain Beaujol au lieu de jouer à la belote « coinçait la matière anonyme et objective » ? Et aïe donc. Fallet, qui s’excuse de n’écrire pas « couramment (…) le papouasien des Claude Simon et des Butor », et de ne pas « avoir d’inconscient, moi, là ! » restera, à tous les sens du terme, autodidacte.

    Du goulot considéré comme une alliance

    Le critique trépigne : tout de même, le bas peuple, la province, l’alcoolisme… L’auteur n’est pas réaliste ? Même pas un petit peu (par charité…) ? Hélas non. Jugez-en : Les Vieux de la Vieille est une épopée, Le Beaujolais nouveau est arrivé un persillage burlesque et résigné n’évoquant rien moins que Blondin(1), Ersatz de la science fiction – et il faut faire un petit effort pour comprendre qu’un tel funambulisme n’est pas donné à tout le monde, et encore moins cette désinvolture qui a la pudeur de le faire croire. Quant aux Pieds dans l’eau, c’est un chef-d’œuvre inclassable, un Air du Pays, ses Pensées de Pascal : pas le moindre souci anthropologique là-dedans. L’auteur aime trop les gens pour ça. Et si l’on se fâche, on trinque ensemble Bismarck dit à sa jeune et humble épouse, jalouse des nobles femmes qu’il côtoyait : « Je t’ai épousé pour t’aimer » : voilà en deux mots la Symbolique du Vin chez René Fallet. On prévient la défaillance du sentiment avec du sacré, ou, ici, de la Fleurie. Le Vin, lutte des classes, opium des peuples, sagesse douillette ou Révolution, pêle-mêle selon l’humeur du jour (cette liberté qui fait de Fallet un vrai romancier français). « Ça m’embête de le dire, mais le vin ça remplace même assez bien Dieu » selon lui… Puisque l’Église fait fuir ses pantins pleurnichards et dérisoires, entre Socrate et Kafka (« on n’est rien que le fretin, nous »), qu’ils aillent faire un détour chez Rabelais : ils en reviennent gonflés comme des outres de métaphysique profonde et élémentaire, communicative même puisque ses lecteurs sont tacitement invités à manger des pieds de porcs panés entre amis au sortir des Vieux de la Vieille au lieu par exemple de recommencer indéfiniment Au dessous du volcan ; comme le dit Jacques Perret à propos de Pantagruel : « le lire sur une île déserte serait intenable ». Boutang arrive à la rescousse : « lire avec une intensité telle que l’on retrouve les moyens d’agir ». À la bonne heure ! La littérature qui s’incarne, avec Fallet ça se fait tout seul ! Boutang avait prévu René Fallet, et on admire au passage à quel point est calée la philosophie de ce dernier (Après ça, Phil Delerm peut bien menacer de sortir un de ses catalogues de plans zens, on est au chaud pour l’hiver…).

    Un rossignol aux yeux crevés

    N’oublions pas qu’il n’y a pas de joie exubérante sans un malheur profond : l’ivresse, tout comme le bonheur d’écrire, demandent des comptes. Le poivrot de Fallet ne souffre pas de l’Absurde comme n’importe quel impuissant : les femmes se sont chargées à cœur joie de le laminer avant, au moins autant que l’“Expansion Economique”. « Mon seul souvenir d’enfance est Nénette, j’avais quatorze ans. Avant je ne me rappelle rien ». Voilà l’autre versant de Fallet, celui de Paris au mois d’août par exemple, avec cette jeune anglaise qui vous « retourne le cœur comme une peau de lapin » ; malgré son goût – à prendre au douzième degré ? – pour la musette, l’auteur triste et allègre demeure un vrai jazzman… Qui aurait, cela va sans dire, déserté sans regrets les caves et la gentille poésie lycéenne de Saint-Germain-des-Prés. Ses livres souvent déchirants (« musique de Bix Beiderbercke ») débutent par d’étourdissantes virtuosités narratives et ne dévoilent la ligne cristalline de l’intrigue qu’après quelques croche-pattes au lecteur, mais quelle pureté renversante, à la fin ! René Fallet, écrivain amoureux, sensuel et vulnérable, a le cœur qui bat trop vite et trop fort pour en rajouter sur « le fond des choses » : il n’y a que par distraction, parce que sa grâce timide et son caractère entier le lui interdisent. On a le droit de regretter qu’Yves Robert ou Claude Sautet n’eussent pas adapté ses livres au cinéma, lui qui aimait tant les femmes, ses amis et comme il le dit au questionnaire de Proust : « leur longévité »…
     
     
    Jules Hyppolite

     

    1 : Ma vie entre les lignes, La Table Ronde, 1982 (contient d’ailleurs un très beau portrait de René Fallet). Beaucoup de romans de Fallet, dont L’Amour baroque, Bulle, L’Angevine, existent en Folio.


     

  • N°10 - René Fallet, un prophète disparu

    Seule dans toute la presse, Les Epées ont rendu un hommage à René Fallet… 
     
    Par Xavier Trébord

     
    À l’heure où les canons de l’humour semblent indissociables de la dérision ou de la parodie vaguement provocatrice, celui de Fallet a la consistance, la saveur et le puisant fumet d’une soupe d’antan. Un humour grinçant, loufoque, mais efficace aussi : quelques croûtons bien frottés d’ail nagent dans la soupière, et viennent nous rafraîchir l’haleine.
     
    Mais Fallet est aussi un chroniqueur (et non pas un faux témoin), qui nous livre une parcelle de mémoire populaire rarement évoquée aujourd’hui, peut-être par mauvaise conscience, sûrement par désintérêt. Dans son premier roman, Fallet, natif de Villeneuve Saint-Georges, nous présente une bande de gouapes de banlieue ; il est peu probable que cette bande reconnaisse aujourd’hui le théâtre de ses exploits, de même que son argot plantureux ne lui serait pas d’un grand secours à l’improbable rade du coin. Aussi, qui se souviendra dans cinquante ans de cette époque où Paris n’était pas entouré de barres conglomérées, mais de villages et de bourgs presque jaligniens ?
     
    Fallet est, comme son fidèle comparse Brassens, un barde de l’amitié. Une amitié rude, épaisse, plutôt du goût de celle du régiment ou du zinc. Avec Jules Romains (Les copains) et l’ineffable Antoine Blondin, Fallet est un des plus pertinents descripteurs de ces ambiances empuanties de Caporal ou de petit gris, dans lesquelles une bande agglutinée au comptoir lève l’ancre et quitte le monde des vivants pour atteindre celui des viveurs. Les tournées se suivent et ne se ressemblent pas, les mouches essaient désespérément de coller au fond des verres, dans lesquels la marée pinardière monte et descend à un rythme endiablé. Nos héros, ayant atteint leur taux de croisière, se jettent à corps et âmes perdus dans des débats philosophiques ou sociétaux (Hou ! Le vilain mot...) d’une paradoxale lucidité. Et si d’aventure on se fâche, il est de bon aloi, après quelques rafales de chevrotine, de faire la paix autour d’un canon, pacifique celui là, et qui, comme le malheur, n’arrive jamais seul.
     
    Allez, mon Glaude, on va s’en jeter un ?
     
     
    Xavier Trébord