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  • N°16 - Varaut, un cavalier français

    Par Nicolas Kayanakis
     
    À notre rencontre, en 1951, aux étudiants d’AF dont je venais de me voir confier la direction, Jean-Marc avait dix-huit ans et entrait à la Faculté de droit ; j’en avais vingt et sortais de Sciences-Po. Après plus de cinquante ans d’amitié, de fréquentations quotidiennes au temps de notre jeunesse au Quartier Latin, certes plus espacées par la suite, comment évoquer un ami qui vient de partir et faire le tri des souvenirs qui se bousculent, sans risquer de déformer ou de figer un visage qui vous reste si vivant, sans le ramener à soi ou sans le réduire aux souvenirs auxquels on est le plus attaché, souvenirs de la presque enfance ?
    Jean-Marc, c’est une balade à cheval près de Pontoise, son écharpe dans le vent devant une boutique des Champs-Élysées, la récitation d’un passage des Enfants tristes de Nimier sur un rendez-vous au Pampam ou, avec ses parents, une route heureuse un jour de printemps, vers le Congrès de l’UNEF à Rouen : le lendemain, nous serions des adultes sérieux pour accueillir avec le président de l’UNEF, Jacques Balland, une délégation d’étudiants… soviétiques qui, quelques heures plus tard, devra entendre, au Havre, le discours nationaliste de Jacques, venu de l’extrême gauche. C’est encore, toujours avec ses parents, un jour sombre d’automne, où nous allions, le cœur serré, aux obsèques de Charles Maurras. C’est aussi sa volonté quand, au cours de vacances dans le Tarn, il était descendu de la Montagne Noire à Castres pour devoir ensuite, au retour, entreprendre une remontée de vingt kilomètres à vélo.
    C’est surtout, pour ne pas dissimuler l’essentiel, la confidence de sa maman sur le long temps qui lui avait été nécessaire pour parler de sa recommandation : « ne le bousculez pas trop ». Je promis ; et je gardai le secret et, présent, le souci de ce secret. Mais ai-je vraiment tenu la promesse ?
    Pas vraiment. Il était difficile de ne pas employer les qualités exceptionnelles du garçon. Je confiais à Jean-Marc, dès sa première année de licence, la responsabilité du groupe d’AF du droit. Un an après, je lui demandai de s’inscrire en Sorbonne : la présidence du syndicat de propédeutique allait être vacante. J’en disposai et fis élire Jean-Marc Varaut. Je me demande quelquefois si là n’est pas le clinamen qui le conduira à un doctorat de lettres et à une charge de cours de métaphysique, éléments d’une carrière qu’il poussera jusqu’à l’Institut.
    Néanmoins, c’est comme délégué de la Faculté de droit que Jean-Marc Varaut participera au congrès national contre la CED constitué sous le patronage de parlementaires et de soldats (Monsabert, Bénouville, etc.), et qui ne contribuera pas peu à faire avorter la projet d’armée européenne. Varaut en fut l’un des principaux animateurs étudiants. Cinquante ans après, l’armée européenne n’a pas vu le jour. De même, il ne sera pas étranger à l’actuel rejet de la constitution européenne.
    Pendant les années cinquante, notre action commune était conduite par Pierre Boutang. Vingt ans plus tard – comme le rappelle Varaut dans le Dossier H consacré à Boutang –, revenu à ses études de métaphysique en Sorbonne au moment où Boutang y donnait son premier cours, cette coïncidence heureuse lui permettra de monter la garde à l’entrée du cours que les gauchistes avaient prétendu empêcher.
    Cette fidélité conduira Varaut à être le principal animateur de l’Association Pierre Boutang, après la mort du maître ; et lors d’un colloque « Reprendre le pouvoir » de l’association, après un exposé que je venais de faire, Varaut rappelait qu’à l’occasion nous avions pu avoir des divergences, notamment en 1954, lorsque la direction de l’AF avait écarté Boutang du journal Aspects de la France. Jean-Marc était resté dans la vieille maison, alors que je m’en éloignais (peu, et peu de temps). La courtoisie attachée à toutes ses démarches n’empêchait pas de telles clartés même sur des désaccords. Cette qualité le gardait de tomber dans la classe politique dont les mœurs lui restaient étrangères.
    Sa fidélité à sa formation royaliste et à son catholicisme ont été sans faille. Elle s’est exprimée entre autres dans ses livres : La défense du roi, ou le chapitre “Charles Maurras” dans Poètes en prison dont mon exemplaire porte en dédicace : « ces poètes, dont notre maître Charles Maurras ».
    Peut-être fut-il moins heureux avec Le procès de Jésus dont la brillante reconstitution ne m’a pas tout à fait convaincu : s’il réussit à attribuer à la justice romaine la responsabilité de la condamnation, c’est sans parvenir à occulter qu’elle était réclamée par le Sanhédrin juif, qui n’avait plus la capacité de prononcer une condamnation. Autre façon de pouvoir « s’en laver les mains ».
    La guerre d’Algérie nous avait éloignés (géographiquement), puis nos carrières différentes. Mais très vite la guerre d’Algérie rapprochait. Varaut me retrouvait au parloir de la prison de la Santé que nous fréquentions l’un et l’autre à des titres différents…
    Puis, quand plus tard, mais bien plus tard que lui, je revenais à l’Université pour une thèse sur l’Algérie française, mes professeurs de jadis ayant sauf un disparu, c’est à Jean-Marc Varaut que j’ai demandé d’être mon parrain, ce qui lui donna l’occasion d’une recommandation particulièrement élogieuse : mon éloignement des études aurait tenu à mon choix « d’assurer les engagements militaires de la France ».
    D’autres circonstances (tristes) nous rapprochèrent : ainsi, aux obsèques du commandant Guillaume, le « Crabe-Tambour », je vis Maître Varaut, qui avait été son avocat devant les tribunaux d’exception de la république, porter le cercueil de cet ami déjà légendaire.
     
    Avocat de la France
     
    J’ai mieux encore retrouvé Jean-Marc Varaut à la fin des années quatre-vingt-dix, quand j’ai repris du service à l’Action française pour y assurer la direction du mouvement et, après une scission qu’il venait de subir, en assurer le redéploiement. Jean-Marc, dans un souci d’unité de la famille royaliste aurait préféré me voir me rapprocher de la scission dont je n’appréciais pas le comportement : respectant ma position, il s’est gardé de me parler de la sienne qui m’est revenue par des amis communs. Jean-Marc n’en a pas moins répondu à tous mes appels pendant cette période d’action militante.
    Tout d’abord, pour les manifestations d’Action française : il a aussitôt signé avec une centaine de personnalités, ambassadeurs, universitaires, ministres, avocats, le Manifeste pour la souveraineté de la France que nous avions lancé en 1998, « contre l’abandon de la liberté politique de la France ».
    En mai 1998, à la veille de la fête de Jeanne d’Arc, il a été l’orateur vedette d’une réunion sur « l’indépendance de la France, garantie de nos libertés » sous la présidence d’honneur de Pierre Boutang, alors hospitalisé. Il y ajoutait en novembre une conférence à l’Institut d’Action française sur la « Défense de la France ».
    Le 20 juin 1999, s’est tenue la journée du centenaire de l’Action française dans une grande salle comble de la Mutualité, journée dont le commissaire général était David Sellos. La matinée a été consacrée à une table ronde que j’animais sur « la France souveraine » et qui réunissait auprès de Varaut notamment quelques grands noms de l’AF : Jean-Louis Daudet, Jean-Baptiste Biaggi ainsi que Georges Laffly, notre responsable des étudiants d’AF d’Alger quand nous étions étudiants. Dans la salle, au premier rang, Hervé et Jacques Bainville. La table ronde conclura que « pour exister, la France a besoin d’être souveraine ».
    Parallèlement, Varaut sera, dans la même ligne de pesée et d’action, de toutes les principales actions souverainistes autour de l’année 2000.
    Après les manifestations organisées à Versailles, le 18 janvier 1999 par l’Alliance pour la souveraineté de la France – et ordonnées par l’Action française –, manifestation qui avait conspué les parlementaires venus voter contre la France, s’est tenue au château, face au Congrès de la trahison, une réunion du Conseil National Souverainiste dont Jean-Marc, qui en faisait partie, a été l’orateur le plus chaleureux et le plus émouvant : la « nation France est la condition normale de l’accès à l’universel ».
    Avocat de la France, Varaut ne la limitait pas à la seule période monarchiste. Il savait se souvenir que contre l’ennemi prussien, la France avait été gardée à Valmy par l’armée, il est vrai « du roi », mais « renforcée de volontaires ». Il allait même jusqu’à soutenir que les « droits de l’homme » avaient leur origine dans l’Ancien régime, ce qui ne manquait pas de rendre grincheux quelques royalistes moins ouverts.
    Je dois, pour conclure, ajouter que, ne se bornant pas à mettre son talent d’orateur au service de la France, cet homme de culture et de combat, tout au long de sa carrière d’avocat prestigieux dont les médias avaient bien dû rendre compte largement, et parallèlement à une ascension qui l’a conduit à l’Académie des sciences morales et politiques, n’a pas cessé d’être le défenseur bénévole et efficace de tous les militants d’Action française, poursuivis ou condamnés, qui se sont adressé à lui, et au service desquels il a mis son talent et sa voix.
    Ce fut sans aucun doute la plus belle manifestation de ses qualités de cœurs.
    À Dieu, Jean-Marc, donc au revoir.
     
     
    Nicolas Kayanakis

  • N°16 - Propos souverainistes

    Entretien avec Paul Thibaud
     
    Dans les pages opinions des grands quotidiens, dans les colonnes des revues qui comptent ou au sein de multiples chapelles dissidentes, du club Phares et balises à la Fondation du 2 mars, le philosophe Paul Thibaud n’a cessé d’affûter une critique toujours plus implacable de la construction européenne et de son idéologie. Il était donc naturel – alors que la plupart de ses pairs se complaisaient dans un silence flagorneur ou ralliaient l’invraisemblable camp du « non au non » – qu’il participât pleinement au débat qui accompagna la campagne référendaire pour dénoncer un mauvais traité et rappeler le rôle primordial des nations, lieu de jonction entre le singulier et l’universel. Une voix rare et libre qui a accepté de nous recevoir pour évoquer les perspectives de l’après-29 mai.
     
    Les Épées : Paul Thibaud, pourriez-vous nous résumer vos arguments en faveur du Non ?
     
    Paul Thibaud : Le Traité n’éclairait ni la nature ni la visée de l’Union européenne. Il ne marquait aucun effort pour conceptualiser, définir, orienter ce qu’il prétendait organiser, contrairement à ce que l’on était en droit d’attendre d’un texte à prétention constitutionnelle. Au contraire, la Convention a poursuivi l’entassement et persévéré dans l’ambiguïté, voire la confusion. Depuis longtemps certains prétendent que cette manière de s’installer, de s’étendre dans le flou relève d’un sain pragmatisme mais cet argument apparaît singulièrement affaibli devant l’insuccès croissant de l’entreprise européenne dans bien des domaines : influence dans le monde, prospérité, démographie, etc. On est  loin de ce que les promoteurs et partisans de l’Union disaient en attendre. Cela n’a pourtant suscité aucune réflexion chez les infatigables artisans du Grand Œuvre. Leur constitution était au contraire assise sur un présupposé massif : tout va bien en Europe, ce qui a été fait a été bien fait, capitalisons les acquis et continuons.
    Cet autisme, cette intouchabilité de l’Europe est particulièrement illustrée par le préambule. Un juriste européen, Eric Azoulay, a parlé à ce propos d’une « Europe posthume », une Europe qui ne connaît pas ses parents, qui ne veut pas les reconnaître et prétend se fonder par elle-même, sans rien leur devoir. Cette manière d’être a été rendue évidente par la discussion sur l’héritage chrétien de l’Europe. La question n’était pas de savoir si l’on allait faire de Dieu le garant des valeurs affirmées par les textes européens, mais si on allait admettre que notre civilisation n’est pas née dans les choux, qu’elle procède de la chrétienté à travers de complexes évolutions. On aurait dû en somme déterminer historiquement l’objet dont on allait prétendument faire la Constitution. La Constitution Française ne le fait pas, mais la France est une donnée préalable claire. L’Union, elle, est un objet à construire. Sans histoire ni géographie, ce traité était pour moi un objet assez monstrueux pour une Europe sans substance ni rivage.
    Concernant le contenu organisationnel, je pense qu’on aurait très bien pu avoir des votes à la majorité à condition qu’il existe la possibilité pour une nation, se considérant comme sérieusement menacée dans ses intérêts essentiels, de s’exempter de telle ou telle politique, ce qui suppose une Europe à géométrie variable. Cela aurait permis davantage de décision sans offenser l’identité des nations. L’article I-6 qui pose la supériorité du droit européen sur tous les textes nationaux, sans excepter les constitutions, est, à mon avis, attentatoire à la dignité des nations en tant que collectivités politiques libres. Ce qu’indique cet article, ce n’est pas un engagement  de coopérer, de mettre des compétences en commun, mais un renoncement à exister.
    La troisième partie avalisait nombre de points considérés comme acquis dont certains sont très contestables. Notamment l’article 314, espèce de clause OMC qui voue l’Europe à un libre échange extérieur sans borne. Cela existait avant, mais on a voulu le constitutionnaliser ! Autre monstruosité, la Déclaration des droits qui rappelait la constitution soviétique par cette manière de noyer les droits proprement dits – personnels et politiques – dans une foultitude de déclarations d’intention et de vœux pieux.
    Cette Europe, telle qu’elle est faite, est mal faite. Le problème n’était donc pas de la continuer mais de la changer.
     
    Dans un article de la revue Géopolitique, vous analysez le politiquement correct à la française. Vous évoquez notamment la rencontre entre le politiquement correct et les institutions de l’Union européenne : comment s’opère la jonction ?
     
    L’Union concentre et rend obligatoire tout ce qui dans nos sociétés tend à être mis au-dessus du débat politique. L’Europe n’est pas une nouvelle souveraineté, c’est une non-souveraineté. Si on diminue les souverainetés nationales, ce n’est pas pour transférer des pouvoirs, mais pour réglementer l’exercice des souverainetés, en mettant hors débat les exigences du marché ou celles du droit. On pourrait imaginer qu’une souveraineté européenne s’impose aux nations comme celle de l’Empire allemand s’est imposée à la Bavière. Mais, la dimension réduite du budget le montre, il ne s’agit pas de constituer un pouvoir actif, mais des autorités et des réglementations qui surplombent les systèmes nationaux. Deviennent ainsi des obligations « transcendantes », peut-on dire, la transparence au marché sans frontière aussi bien que la reconnaissance des droits des « minorités ». La liste de ces « transcendances » ne peut que s’accroître, du moment que, dans le cadre de l’Europe, on ne peut plus opposer aux demandes des consommateurs et des ayant droit le souci d’un ensemble politique viable et significatif. L’Europe illustre largement la tendance au débordement de l’individualisme, au droit de chacun à tout, qui habite la démocratie moderne. La montée du droit méta-national se présente toujours comme un supplément de bien, de bonne volonté que l’on se donne l’illusion de mettre en œuvre, toujours parce que les choses qui sont hors discussion sont, par définition, hors contrôle. Non seulement cela produit des illusions, mais étend la zone de l’indiscutable. Non seulement il faut que les homosexuels ne soient pas « discriminés » mais il faut considérer comme normal leur désir de parenté et ne pas s’y opposer. Et si le malheureux Rocco Buttiglione (1) croit devoir penser la même chose que le Pape, alors il sera banni, banni pour opinion. Cette extension du hors discussion est évidemment une chose malsaine. Mais elle est dans la nature de l’Europe telle qu’on l’a faite. Ceci explique en bonne partie la campagne référendaire et son issue. Le parti de l’Europe telle qu’elle va était déconcerté et dépourvu d’arguments quand on était sorti du postulat d’une Europe incontestable et univoque, à voie unique.
     
    En même temps, on affirme avec force les principes démocratiques.
     
    Oui, mais c’est une démocratie des individus et non des citoyens. Ce n’est pas celle de la responsabilité, de la décision collective, de la délibération ouverte. C’est une démocratie du consommateur de droits et de produits.
     
    Mais la victoire du 29 mai n’est-elle pas pour beaucoup la victoire des ayants droits, des individus voulant davantage de droits ?
     
    La discussion sur la Charte des droits fondamentaux était de ce point de vue très intéressante. Un critique de droite, dont je me sens en l’occurrence plutôt proche, insistait comme je l’ai fait sur la confusion que nous avons évoquée entre droits exigibles et objectifs politiques. L’extrême gauche, elle, critiquait ce qu’elle considérait comme des droits imprécis ou non garantis. Les deux critiques étaient fondées, notamment parce que la prolifération des droits fait qu’ils deviennent des pseudo droits. Évidemment, il y aura toujours à l’extrême gauche des gens qui pensent qu’on peut tout promettre. Et ils l’ont largement fait lors de ce débat, prenant l’Europe à son propre piège démagogique, celui d’une Union stricte vis-à-vis des États (Pacte de stabilité, discipline budgétaire, renonciation à certaines facilités etc.) et laxiste vis-à-vis des individus. C’est pourquoi le politiquement correct, qui est essentiellement une flatterie à l’égard de l’individu quel qu’il soit, passe très souvent par l’Union européenne, contournant ainsi le citoyen.
    En subissant les attaques de ceux qui demandaient encore plus de droits, l’Europe s’est donc trouvé débordée. Mais elle l’avait bien cherché ! Ceci étant, je ne suis pas très inquiet sur l’avenir de la démagogie anti-européenne, je pense qu’elle se dégonflera et que l’affirmation civique qu’a été le « non » a en elle-même un potentiel anti-démagogique. Quant à la campagne référendaire et au vote, s’il s’agissait de tracer une ligne de démarcation, celle-ci serait, je crois, entre ceux qui croient à la politique et ceux qui n’y croient pas, qui me paraissent majoritaires chez les tenants du « oui ». Certains d’entre eux étaient très critiques envers la constitution mais méfiants à l’égard du peuple et de ses jugements, en définitive inquiets par tout geste politique, ne cessant de scander : « On va se ridiculiser. On va retomber dans nos ornières », etc. Il faut restaurer chez eux la croyance en la politique en lui redonnant une certaine crédibilité. Or, il faut avouer que la mobilisation des opposants au traité était purement négative, donc que l’infiltration des démagogies y était inévitable. Personnellement, je dois admettre que je n’avais pas d’idée alternative immédiate, de plan B, et que je voulais essentiellement casser une pseudo-fatalité.
     
    Donc, la démarche était essentiellement négative dans les deux camps ?
     
    Effectivement, la dénonciation des idées ou des sentiments prêtés à autrui a été l’essentiel de la campagne. Il est clair que ce sont les partisans du « oui » qui ont le plus parlé du fameux « plombier polonais », reprochant incessamment aux autres d’être obsédés par ce maléfique personnage, dont eux surtout parlaient. De même, alors que la défense modèle français était un thème chiraquien essentiel, on a accusé ceux qui votaient « non » d’être des partisans utopiques, intégristes, chauvins du modèle français. De l’autre côté, il y avait quelque chose d’analogue dans l’accusation d’ultralibéralisme. C’était une idée que l’on se faisait de la vision du monde des autres et dont on les affublait. Cette campagne a été nourrie d’accusations croisées. Ce n’est pas nécessairement bon, c’est peut-être pour cela que tant d’amertume subsiste chez ceux pour qui la victoire n’est pas un baume sur les plaies.
     
    Après le scrutin, plusieurs analystes ont souligné la prégnance d’un sentiment national, pour le déplorer et l’assimiler à la xénophobie…
     
    Je suis frappé de voir comment durant cette campagne le mot « souverainiste » a été utilisé comme une injure et introduit dans une liste où figurait le mot raciste. Dans la définition que j’en donne, je puis tranquillement m’affirmer souverainiste. La souveraineté est à la collectivité politique ce que la liberté est à l’individu. La liberté de l’individu, essentielle à sa dignité, n’empêche pas qu’il puisse être un être moral, obéir à des lois et essayer d’être honnête avec son prochain. Mais, pour la bien-pensance, le souverainiste est une espèce de monstre qui voudrait fermer les frontières, conquérir le monde entier, envoyer des canonnières dans le Pacifique, etc. Le souverainisme rappelle que nous sommes un sujet politique de plein exercice et donc, en définitive, que c’est nous qui devons décider de ce que nous jugeons essentiel. La souveraineté n’est ni toute-puissance, ni mépris de tout engagement, c’est, comme dit Michel Troper, un problème d’imputation. Le peuple souverain est ce au nom de quoi on légifère, on lui impute la législation. On juge au nom du peuple français et non pas au nom de la Reine d’Angleterre ou des Saints du Paradis. Au nom de quoi va-t-on juger si on ne le fait pas au nom du peuple français ?
     
    Quelle Europe peut souhaiter un souverainiste tranquille tel que vous ?
     
    Partons de ce qui s’est passé le 29 mai : on a vu que la délibération commençait quand elle était contradictoire, quand il pouvait y avoir une réponse par oui ou par non. Auparavant, c’était l’Europe obligatoire, ni discutée, ni votée. Je souhaite une Europe à laquelle on puisse dire non dans ses propositions. Une Europe qui ne soit plus celle de la voie unique mais celle de la diversité. En disant non, on est entré dans un autre type d’Europe. L’Europe actuelle est fondée sur l’obligation de similarité, c’est-à-dire sur la contrainte d’avancer ensemble, de parler d’une seule voix. Si on veut une Europe démocratique, délibérative, une Europe qui, comme le disait le général De Gaulle, intéresse les peuples – beau programme qui est encore devant nous –, il faut qu’elle soit diversifiée.
    Le débat européen doit aussi, indissolublement, être un débat national. Il ne peut avoir lieu directement à l’échelon européen. Où se passe le débat ? C’est exactement à l’articulation du niveau européen et du niveau national. En France, cela s’est passé autour de la question de la justice sociale. Tout le monde était d’ailleurs d’accord là-dessus. La véritable question posée était : la conception française de la justice est-elle compatible avec l’Europe ? Il faut donc introduire le débat dans chaque nation pour ensuite avoir un débat européen. Il y a là une articulation à trouver et qui a intuitivement fonctionné cette fois. Cela entraîne une conséquence : cette Europe ne doit pas être fondée sur des institutions et des organigrammes, mais essentiellement sur des projets. Il faut demander aux peuples ce qu’ils veulent pour l’Europe et en son nom.
     
    Comment imaginez-vous concrètement ces articulations ? Est-ce que cela ne se fait pas déjà assez naturellement lorsque Chirac défend à Bruxelles le modèle social français ?
     
    Oui, mais cela pourrait être beaucoup mieux organisé. Une Europe reposant davantage sur des projets que sur des institutions, des majorités et des conseils serait beaucoup plus productive. Il faut tenir compte de ce que j’appelle la promiscuité européenne. Dans Entre empire et nations, l’ambassadeur Gabriel Robin montre parfaitement comment l’intensité de la concertation aboutit au délitement de la pensée. L’obsession constante du compromis, le compromis non seulement comme objectif mais comme manière d’être, donne ce résultat que vos pensées finissent par vous échapper, que vous ne vous situez plus que par rapport au(x) partenaire(s). C’est cela la promiscuité : il n’y a plus d’intimité. L’ouvrage de l’Allemand Tilo Schabert, sur la fabrication de Maastricht et de l’euro, illustre cela de manière très intéressante. L’objet de la politique (unité allemande, monnaie européenne) a été comme dissout, presque dévoré par la forme politique, à savoir « l’amitié » franco-allemande, l’obligation « d’avancer ensemble », la concertation permanente qui plus d’une fois a été un chantage, le masque d’une sourde hostilité, celle des couples inséparables. Il n’est pas du tout sûr que dans ces conditions la politique fonctionne au mieux. Il faut donc restaurer en Europe de la dialectique, de la possibilité de se poser en face les uns des autres, de se séparer…
    Il faudrait une organisation européenne qui non seulement ne supprime pas les nations mais permette un système de discussion plus libre, et donc plus productif. Et le devoir impératif de marcher ensemble est très nuisible au débat. Je suis aussi persuadé que les constitutions nationales, les dignités institutionnelles des nations, devraient être respectées et qu’il devrait être impossible de nous imposer un droit contraire. Cet irrespect ne peut que provoquer des sentiments mauvais. Évoquez la restauration de la primauté du droit national quand les principes essentiels sont en cause, on vous répondra « déconstruction », « décomposition », etc. Mais si nous sommes tous démocrates et que nous croyons tous aux mêmes valeurs, est-ce un grand danger que sur certains points nous ayons des comportements collectifs différents ? L’obligation qu’il n’y en ait qu’un seul est en fait le produit d’une certaine méfiance. Si l’Europe est obsédée de réglementation, et non d’action commune, c’est parce qu’elle est largement fondée sur l’association de la promiscuité et de la méfiance. Pourrions-nous inventer une Europe de la confiance ? Elle serait sans doute, bien plus que l’actuelle, une Europe de l’action et des projets.
     
    Est-ce que ceux qui ont voté non, en France et en Hollande, sont capables d’envisager l’instauration de cette Europe ?
     
    Je remarque actuellement une nouveauté : on voit des hommes d’État (Blair, Chirac et d’autres) dire qu’il faut réfléchir, s’interroger sur l’objectif européen. La préoccupation de la direction semble l’emporter sur celle de l’avancée. Mais les vraies remises en causes, préparant les propositions nouvelles, sont encore loin devant nous. On va d’abord vers une période de désagrégation, durant laquelle les peuples vont devenir de plus en plus insupportables. Rappelons-nous que parmi les raisons pour lesquelles les Hollandais ont voté non, il y avait le désir de ne pas payer. L’Europe va donc fonctionner de plus en plus difficilement et ensuite adviendra le temps des réformes. Une des questions est de savoir si Blair (qui « a la main » ou qui peut la prendre s’il ne reste pas bloqué sur sa ristourne) en profitera pour faire avancer son idée de l’Europe (qu’est-elle en fait ?) ou s’il se contentera d’accélérer le « détricotage » de l’Europe franco-allemande qui a échoué. La France est le pays où la crise de ce qu’on peut appeler le continuisme européen (du marché à la citoyenneté !) a été déclarée. Donc ce pays a en lui, potentiellement, une autre idée de l’Europe. Mais il lui faudrait d’abord d’autres dirigeants ; il faudrait aussi qu’il surmonte sa crise propre, que le « grand projet » européen a entretenu parce qu’il permettait de la dissimuler. Aussi bien en France qu’en Europe, ce sont des faux semblants qui viennent de craquer.
     
    Quel peut encore être le rôle des personnes qui pensent dans cette redéfinition ?
     
    Les politiques ne sont pas des preneurs d’idées quand ils ne sont pas de vrais politiques, c’est-à-dire des créateurs. Mais il faudra bien des innovations, y compris conceptuelles, si on veut sortir de là. L’illusion qu’ont entretenue les constructeurs de l’Europe était qu’ils pouvaient se passer d’idées, qu’ils n’avaient qu’à mettre en forme un processus historique qui les emportait et les justifiait. Les voilà privés de cette fausse assurance. La curiosité intellectuelle va peut-être leur revenir.
     
    Lorsque l’on lit un livre de Stefan Zweig, on est extrêmement frappé de voir à quel point l’Europe qui existait à cette époque – celle des échanges culturels, artistiques et intellectuels – est aujourd’hui morte. L’Europe que l’on construit depuis les années 1950 n’a-t-elle d’autre but que purement matériel, économique et financier ? Est-ce que vous pensez que cela suffit pour pouvoir constituer un vouloir européen commun ?
     
    Non. Évidemment non. La question est de comprendre les raisons de ce déclin européen. Il n’y a pas de doute que depuis le Monde d’Hier la main est passée de l’autre côté de l’Atlantique. L’Europe est-elle encore capable de relancer son Histoire ? Un des grands torts de la construction européenne a été de ne pas avoir de vision historique, ou une vision très pauvre qui consistait à penser que, jusqu’à la déclaration Schumann, c’était l’horreur, la guerre et la haine. Simplisme étonnant et délétère ! Certes, il y a eu des rivalités et des conflits entre les grandes cultures, grandes cultures qui depuis des siècles sont la matière de l’Europe. Mais le miracle, qui n’a pas d’équivalent ailleurs, est que cette hétérogénéité, avec les échanges constants qui l’ont fait vivre, ait persisté, ait été reconnue et voulue, puisque, à l’exception du nazisme, la volonté de détruire l’autre, l’autre État, l’autre langue, n’a pas eu cours. La malédiction des guerres européennes vient essentiellement des impérialismes, et non pas des nationalismes.
    On pourrait raisonnablement lire l’histoire de l’Europe autrement que comme un enchaînement de violences auquel l’unification est enfin venu mettre fin. On pourrait dire que ce continent est, selon une formule de Rousseau, une « famille de nations », qui s’est organisée à partir du moment où tous les virus impérialistes en ont été extirpés. On ne peut rien construire à partir de la négation de son histoire.
     
    George Steiner, en empruntant une expression de Kafka, écrit que l’Europe est geschichte müde, fatiguée de l’Histoire.
     
    La thèse de Fukuyama était un bon diagnostic de l’étape qui a suivi la fin du communisme. Mais on ne peut pas dire que des peuples sont fatigués de ce qu’on ne leur présente pas. L’histoire n’est pas refusée par les Européens, ils ne savent pas par quel bout la prendre. En partie, c’est un effet pervers de « l’organisation » de l’Europe. Je pense à ce propos à une phrase de Rilke que Claude Simon a mis en exergue d’un de ses livres (Histoire) : « Cela nous dépasse, nous l’organisons. Cela tombe en morceaux, nous l’organisons à nouveau, et nous tombons nous-mêmes en morceaux ». Peut-être faudrait-il que nous sortions de l’obsession de réduire l’Europe à une organisation pour reconnaître qu’elle nous dépasse, notamment à travers sa tenace diversité, diversité non seulement de paysages et d’accents mais surtout d’imaginaires et de sujets politiques, donc qu’elle nous indique une histoire à faire.
    En ce qui concerne la France, 1989 a marqué la fin de la question révolutionnaire (et contre-révolutionnaire) qui a été notre défi pendant deux siècles. Au lieu d’intégrer la démocratie dans l’histoire et la légende nationales comme l’Angleterre l’avait fait, les Français ont eu l’ambition en 1789 de devenir un peuple nouveau. La démocratie est arrivée parmi nous sous la forme non pas d’une continuité mais sous celle d’une reconstruction radicale de la cité, de la révolution. Ce qui en Angleterre a été essentiellement mouvement d’émancipation individuelle, y compris par le marché, a pris en France un visage à la fois radical et politique, l’utopie de reconstruire radicalement la cité, ce qui a produit chez nous un nationalisme anti-nationaliste, un nationalisme non pas pour soi mais pour la cause à quoi on s’identifie. Pour cette raison la France, mère de la Révolution, a été au XIXe siècle le théâtre sur lequel le destin du monde se mettait en scène. Mais le théâtre a fermé en 1989. Restait alors l’hypothèse anglaise, celle de la continuité et du libéralisme, y compris du marché qui, en Angleterre, est l’instrument et l’emblème de la liberté individuelle, du libre choix… Depuis, une bonne part de ceux qui réfléchissent en France pensent que le rôle de ce pays, qui en somme s’est fourvoyé, compromis, ruiné dans l’aventure révolutionnaire, est terminé, que, survivants d’une histoire folle, nous n’avons qu’à nous rallier à l’autre modèle, l’Europe organisée étant, pour plus d’un, une manière pour nous de rentrer dans le rang. Mais, peut-être est-ce une question sous-jacente à la crise où nous sommes pris que de savoir si le « jugement de l’histoire » est aussi univoque que cette opinion répandue le suggère. Les cultures anglo-saxonnes sont sans doute rejointes par le radicalisme inhérent à la démocratie, qui ne prend pas chez elles la forme du jacobinisme, mais d’une crise culturelle, dont la poussée néo-conservatrice est aux États-Unis un symptôme. Pour « civiliser » la démocratie, la canaliser, nécessité que Tocqueville avait bien reconnue, pour contenir ce qu’elle a d’utopique, d’immodéré, de déstabilisant, il se peut que l’idée française, républicaine si l’on veut, d’une cité régie par une idée collective de la justice, soit une ressource aussi adaptée que la combinaison du marché et du conservatisme et du nationalisme. Sur la synthèse entre la démocratie et la nation, l’émancipation et l’organisation collective, sur l’équilibre entre le côté politique et le côté utopique de la démocratie, notre histoire offre des exemples qui sont des ressources encore disponibles.
     
     
    (1) Ce commissaire européen dû démissionner en novembre 2004 devant la pression de ses opposants qui lui reprochaient ses prises de opinions hostiles à l’homosexualité.