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  • N°13 - Pourquoi lire La Trinité de Saint Augustin ?

    Par Sophie Dupuy-Trudelle

    Sophie Dupuy-Trudelle, agrégée de philosophie, auteur d’une thèse intitulée “L’intellectualisme de saint Augustin à Cassiciacum”, Fellowship à l’Université d’Utrecht, Bourse Marie Curie sur le thème “Philosophie ancienne et identité européenne”, traductrice des dialogues philosophiques et de La Trinité dans la collection de La Pléiade.

    Avec Les Confessions et La Cité de Dieu, La Trinité domine de toute la sinueuse profondeur de ses quinze livres l’intense activité de défense et illustration de la foi que saint Augustin soutint dès qu'il fut ordonné prêtre, en 391, jusqu'à sa mort, en 430. Lorsqu’il en entreprit la rédaction, vers 399, il fit taire ses appréhensions devant la difficulté du sujet pour leur préférer la conscience de la nécessité de fournir à la théologie latine l’ouvrage qui lui manquait. Il en poursuivit la composition pendant au moins vingt ans, de la force de l’âge à la vieillesse, sans rien faire, bien au contraire, pour en hâter la publication. Il semble avoir protégé ce texte plus que tout autre, comme on protège un trésor qui peut être mis en péril par la précipitation, l’avidité d’esprits prompts à chercher chez les autres des lumières empruntées sur les sujets trop difficiles.

    On ne peut pas dire que, de ce point de vue, l’ensemble de son œuvre théologique ait été épargné par ce dont il voulait préserver La Trinité. En témoigne la mauvaise réputation qui entoure du voile opaque d’une réprobation unanime ses positions doctrinales, assimilées à un bloc, « la doctrine de la grâce ». Saint Augustin, cet inventeur du péché originel,  aurait fait de l’humanité une masse de damnés, de la volonté humaine une impuissance radicale, des sauvés des prédestinés à la salvation, des petits enfants non baptisés des condamnés pour l’éternité, de la femme l’inférieure de l’homme, de la conversion des peuples une entrée manu militari dans l’Église ; ces deux derniers points étant sans doute les plus importants dans la constitution de saint Augustin en symbole d’un obscurantisme religieux, dont les femmes et les confessions différentes ont payé le prix fort. Aborder un de ses textes théologiques, fut-ce le plus exigeant et le plus élevé, n’est-ce pas entrer dans une logique qui « engendre dans le cœur, malgré qu’on en ait, je ne sais quelle horreur »(1) ? La Trinité n’est-elle pas l’emblème par excellence de « la subversion du christianisme », ce passage de l’histoire, terrain de la révélation, à la philosophie, terre aride de la théorie, qui produit, parce qu’elle est systématique, le dogmatisme et les souffrances qu’il engendre(2) ? À quoi pourrait donc bien ressembler l’exhortation à sa lecture sinon à une propagande passéiste et frileuse devant la libération du futur de l’orthodoxie religieuse ?

    L’augustinisme véritable

    Il n’est pas question de lever les difficultés de la transmission du message de saint Augustin, mais de montrer que si La Trinité n’efface pas les textes qui sont considérés comme sa face théologique sombre, elle les remet du moins en perspective. Hannah Arendt avait d’ailleurs bien compris l’importance de ce livre dans le corpus augustinien : « son traité De la Trinité, plaidoyer en faveur du dogme fondamental de l’Église chrétienne  est en même temps l’exposé le plus profond et le mieux charpenté de ses très originales positions philosophiques personnelles »(3). L’illustration et la défense du dogme trinitaire s’y retrouvent en effet dans l’axe même de toute sa quête personnelle de l’absolu, et non pas seulement soumises aux nécessités du combat théologique de l’époque, à l’occasion duquel il a parfois “forcé” certaines de ses positions. Le meilleur exemple en est son refus, dans La Trinité, de voir la Bible servir de caution à l’idée de l’inégalité de la femme par rapport à l’homme, ainsi que la position sur le port du voile qui en découle : Dieu n’est aucunement sensible à cette fantaisie(4). Imputer à saint Augustin une position contraire serait attenter à toute la logique même de sa métaphysique trinitaire qui fait de l’homme et de la femme une identique et égale « image de Dieu ». De manière générale, on rencontrera dans ce texte une vision équilibrée entre sa théorie de la connaissance, son anthropologie, et sa théologie de la grâce, parfaitement compatible avec son idée de l’excellence de la nature humaine. La Trinité permet donc de mesurer que la postérité de saint Augustin, ce que l’on a appelé « l’augustinisme », a formé un glacis trop épais(5), que l’histoire a chosifié sa pensée et rigidifié les analyses d’une intelligence animée d’un mouvement de recherche continu, qui fait de lui notre éternel contemporain. Ce grand texte est, en effet, de la veine de ceux qui ont valu à son auteur d’être inclus dans « la modernité », par ceux-là mêmes qui en sont les spécialistes(6). Il illustre parfaitement le vers qui est inscrit au fronton de celle-ci : « Au fond de l’inconnu, pour trouver du nouveau ! »(7).

    La « modernité » de La Trinité

    La tâche que saint Augustin accomplit dans La Trinité ressemble, en effet, à celle de Sisyphe : il n’est pas sitôt arrivé au sommet d’analyses radicalement inédites que sa grosse pierre théorique redescend pour revenir au point de départ. Si La Trinité a à voir avec l’absurde c’est parce qu’Augustin y tente de saisir l’absolument insaisissable, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a rien de formateur dans cet effort, ni que ce qui se dérobe ainsi à l’homme ne soit pas l’objet d’une représentation, à savoir la participation au divin d’une âme qui aura retrouvé sa forme entière par la grâce. Les thèmes de la ressemblance et de la dissemblance trouvent leur cohérence ultime dans la rencontre entre une théorie de la connaissance et une théologie de la grâce, ainsi d’ailleurs que les rapports entre la foi et l’intelligence. Mais on retiendra cette tension très contemporaine entre l’impératif de la recherche et son échec ultime programmé.

    La Trinité plaira aussi à ceux de nos contemporains qui aiment « l’au-delà du signe », puisqu’il ne s’agit de rien moins que d’y dire l’indicible. Depuis Le Maître, où la notion de signe est parfaitement théorisée, on sait que saint Augustin en a aussi une pensée critique, une pensée qui le déborde. De ce point de vue, il y a une différence entre le statut du langage dans la première partie de l’ouvrage et dans la deuxième. Au cours de la remarquable partie exégétique (Livres I à VII), Augustin exerce son habituelle acuité dans la pesée des mots, soutient la cohérence des écritures dans leur illustration du monothéisme trinitaire, promeut définitivement dans la théologie la catégorie de la « relation », procède à une enquête logico-terminologique où il s’agit d’apprendre à parler correctement de Dieu sinon de le saisir, qui se conclut par une stabilisation de l’expression dans la formule « une essence, trois personnes ». Mais le résultat le plus élevé auquel soit arrivé saint Augustin par l’exégèse, c’est donner au langage un certain pli conforme à la nature du monothéisme tel qu’il s’exprime dans les Écritures, et propre à décourager les hérésies de s’y greffer. Cela ne lui suffit pas : ne peut-on tenter de saisir « l’au-delà du signe » ailleurs que dans l’Écriture ? C’est ce qui est tenté dans les livres suivants (VIII à XV) où l’âme humaine remplaçant le texte sacré, une analogie psychologique est développée cependant qu’un mouvement anagogique est dessiné.

    L’originalité de la théologie augustinienne est là, dans le fait qu’elle devient, selon le mot de Pierre Hadot, « un exercice spirituel du moi qui découvre l’image de La Trinité dans le retour de l’âme sur elle-même ». Cette « exercitatio animi » léguée par l’antiquité à Augustin et mise en œuvre dès ses premiers dialogues, qui sont autant de préparation à cette rencontre de l’esprit avec lui-même, donne au mouvement de recherche voué à l’échec, faute pour l’âme de pouvoir passer de la connaissance d’elle-même à la connaissance de Dieu, la double nature d’un mouvement de connaissance et d’un mouvement de réparation ontologique, destiné à trouver son achèvement véritable dans la grâce divine.

    Augustin, Glaucus de l’histoire des idées

    C’est de sa propre « transcendance » dans le courant continu de l’histoire des idées que La Trinité témoigne donc. Tout comme la poésie la plus vraie peut jaillir d’un ensemble de règles très contraignantes, le schéma trinitaire, extérieur à la recherche de la raison pure permet à saint Augustin d’atteindre une altitude philosophique supérieure. Car « le trois en un » rejoint une intuition première chez lui, celle qui définit son tempérament philosophique originaire, à savoir l’idée de l’unité profonde de l’esprit dans toutes ses opérations sur fond de dépendance ontologique. La Trinité n’est pas seulement une somme doctrinale et philosophique, dont on peut mesurer l’importance à la légende du portrait de saint Augustin dans la bibliothèque du Latran selon laquelle il avait tout dit alors que les autres avaient dit de tout. Elle est aussi une expérience à laquelle seuls les grands textes de l’histoire de la pensée permettent l’accès, comme Arnauld le comprit sans doute, lorsque comparant La Trinité avec Les Méditations, il ne lui sembla pas que Descartes ait copié sur saint Augustin mais plutôt que l’histoire avait produit deux génies frères. Aussi, à la représentation que s’en faisait la tradition – une tentative aussi disproportionnée que celle de vider la mer avec un coquillage – en préfèrerons-nous une autre : lire La Trinité c’est contribuer à débarrasser saint Augustin « des mille maux » que toutes les concrétions théoriques dues à son séjour prolongé dans les profondeurs de l’histoire ont déposés à sa surface, tout comme la statue de Glaucus recouverte de coquillages, corrodée par son séjour dans les fonds marins, retrouve brusquement l’éclat de l’origine une fois débarrassée de sa gangue(8).
     
     
    Sophie Dupuy-Trudelle
     

  • N°13 - L’Ancien régime et la Révolution en littérature

    Par Antoine Clapas

    L’intérêt des historiens pour la littérature est à la mode. Cela ne réussit pas à tous. Certains, à force de voir de la politique dans la littérature, oublient la littérature et la traitent comme un outil de communication dont la beauté ne serait qu’une couverture. Avec Les aveux du roman, réédité par Gallimard, Mona Ozouf offre heureusement un bel exemple, où il est agréable de rencontrer une pensée sérieuse et un style noble. L’entreprise est ambitieuse : dégager l’incidence du passage de l’Ancien Régime à la Révolution dans les romans de Madame de Staël, Balzac, Stendhal, George Sand, Hugo, jusqu’à Barbey d’Aurevilly et Anatole France. Pages dont Tocqueville constitue l’astre intérieur, puisque l’auteur décrit l’inéluctable égalité rongeant les mœurs, la civilité et le goût, depuis la Révolution.

    L’idée de malheur

    On trouve ainsi nombre de commentaires éclairants, sinon inédits en leur substance. À propos de Delphine, Mona Ozouf relève par exemple que l’absence de bonheur y est vécue de manière plus exacerbée que sous la monarchie, la Révolution ayant d’abord promis d’apporter cette idée neuve en Europe. Du moins Madame de Staël est-elle pétrie l’illusions à l’égard du futur. Chez Balzac, ce sont les femmes en qui retentit la critique du monde nouveau, et par qui tiennent les piétés ancestrales. Si la démocratie impose l’uniformité du costume, transforme les hommes en croque-morts et les déguise en notaires, c’est « pour nous mettre en deuil de la France morte » (La Femme de trente ans). La satire du parlementarisme dans Lucien Leuwen forme l’une des charges les plus cinglantes de Stendhal contre la médiocrité politique. Pour ce dernier, le républicanisme est un angélisme auquel se vouent de nouveaux prêtres certains d’eux-mêmes. Plus grave et plus profond, Bouvard et Pécuchet est un « roman sur la neutralisation de l’existence par la démocratie » ; il confirmerait l’idée de Tocqueville selon laquelle le travail de l’égalité dans la société « serait aussi un travail de l’insignifiance », idée développée deux siècles après par Castoriadis. En définitive, à travers ce carrotage dans l’écriture romanesque, on voit que la Révolution a causé une triple rupture avec les pères : « père éternel, rois paternels, pères par le sang ». Face à l’uniformité démocratique, les femmes apparaissent comme de vivantes protestations, qui permettent aux hommes de survivre ou de s’adapter aux temps nouveaux, parce qu’elles assurent le lien entre le passé, le présent et l’avenir.

    Si Mona Ozouf laisse peu de goût aux temps nouveaux, marqués par la médiocrité et la laideur, elle manifeste toute une estime et même une certaine attirance pour l’Ancien Régime. Elle réfléchit enfin les pouvoirs du roman. Dans ce genre littéraire, les auteurs mettent en œuvre une critique sociale et politique d’envergure, où ils font mieux que se substituer au travail d’un sociologue ou d’un théoricien politique. Le talent récupérateur de la Muse romanesque « est celui du chiffonnier, du brocanteur : elle récupère tout ce que la pensée systématique néglige, ou dédaigne ». Et ainsi, les romans apprennent aux historiens « le fossé qui sépare les faits et les espérances, les lentes transformations des êtres, le pouvoir silencieux du temps ». Aux contemporains (c’est la dernière leçon d’humilité que Mona Ozouf salue), elle enseigne aussi à constater « les contrariétés du réel », à abandonner « la prétention de repétrir les âmes ». De là à dire que le genre romanesque  entretient une affinité avec le réalisme politique et l’esprit réactionnaire, il n’y aurait qu’un pas, un pas pourtant périlleux, puisqu’il s’agit ici d’un certain choix de romans, à une époque déterminée.

    Cette petite somme de lectures bien faites (au sens de Péguy) peut bien entendu être discutée. Il faut d’abord en saluer la sagesse, le courage, la rigueur. Mais en mettant la progression démocratique sur le compte de la providence (providence singulièrement destructrice), on évite du même coup de rendre compte de la liberté de ceux qui la décident et la provoquent, et l’on dilue la corrosivité des jugements de Balzac ou de Barbey d’Aurevilly. Sont ainsi négligées les intuitions de Barbey sur la technique, le procès de l’argent et du capitalisme chez Zola, les vues de Balzac sur l’économie. Il est exact que les mœurs et la politesse d’Ancien Régime alimentent la nostalgie de la Comédie Humaine, mais elles ne définissent pas toute l’adhésion de Balzac à la monarchie. La réflexion balzacienne sur les institutions, le droit, la société, vont plus loin. Que l’on songe par exemple à cette réflexion des Employés : « Aujourd’hui, l’État, ce n’est plus le Prince qui savait punir ou récompenser. Aujourd’hui l’État, c’est tout le monde. Or tout le monde ne s’inquiète de personne. Servir l’État, c’est ne servir personne ». La monarchie ne s’arrête pas aux mœurs, à la civilité, ni à l’aristocratie, ni même à une époque, mais la permanence politique et symbolique de son modèle est ignorée ici, le fatalisme tocquevillien ayant tout emporté. Ce n’est pas pour la conservation des anciennes mœurs (d’ailleurs, celles de 1788, par exemple, n’étaient-elles pas différentes de celles du XVIe siècle ?), ou pas uniquement, que Bernanos ou Maurras se sont battu, et que des penseurs comme Maritain, des écrivains comme Ionesco, ont formulé une préférence pour le régime monarchique.

    En maints endroits, l’analyse s’approche de celle de Maurras (Romantisme et Révolution, 1922) dont l’historienne aurait pu tirer quelque parti si elle avait osé traiter de “l’Ancien Régime” autrement que comme un univers de mœurs. Ce n’est pas un hasard si le courant contre-révolutionnaire, au sens large, a amplement développé le projet de Mona Ozouf longtemps avant celle-ci, par une analyse politique et sociale souvent très suggestive des romans du XIXe siècle. Je renverrai ici, à titre d’exemple, aux excellents articles de Michel Vivier sur Balzac dans les années cinquante (dans Aspects de la France et la Revue d’histoire de la littérature française), mais aussi à La Source Sacrée de Pierre Boutang (2003). L’analyse nous y paraît plus complète dans la mesure où sont mises en perspective dans le roman du XIXe siècle la question du régime, la présence du fait national, de la tradition.

    Bassesse et bêtise

    Ne pas voir la répercussion de l’absence de Dieu ou du Roi dans les romans de Stendhal, comme y invite Boutang, devient un étrange silence ou un balbutiement. « Puisque les deux immenses taches qui ordonnaient toutes les autres, Dieu et le roi, sont effacées, il lui faut être en politique ce que seront les impressionnistes en peinture. La république, lorsqu’il y pense positivement, n’est rien qu’ennui, cour faite aux boutiquiers, triomphe de l’argent (…) le plus souvent elle est un horizon, indéfini certes et “raisonnable”, mais enflammé par les rêves des hommes qui lui donnent la couleur et l’énergie passionnelle empruntées aux siècles monarchiques. » Malgré tout, on pourrait paraphraser un autre auteur pour résumer cet essai : l’Ancien Régime eut des mœurs parfois attrayantes (le roman les idéalise souvent), mais au lieu d’un nouveau régime accompagné de mœurs comparables, il y eut ensuite un esprit révolutionnaire qui les a empêchées de naître ou de reparaître autrement.

    Au sortir de ce livre important, qu’il faut avoir lu, on ne voit pas en quoi des hommes sauraient se satisfaire de la situation léguée par la Révolution. Si elle portait en elle tant de nihilisme, de nivellement par le bas et de bêtise, si elle vouait l’humanité à l’indifférence, à une religion qui évacue Dieu et diable, à l’anonymat et à des formes atténuées mais insidieuses de barbarie, le message des temps qui la précèdent conserve donc toute sa portée, et ne peut qu’emporter la préférence d’un honnête homme.
     
     
    Antoine Clapas

    + Mona Ozouf : Les aveux du roman, Gallimard Tel, 2004.