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  • N°10 - Eloge du pamphlet

    Par Philippe Mesnard

    Qui n'a pas son insulte favorite, celle dans laquelle il ramasse tout à la fois sa vision du monde et sa haine de l'Autre ? Et qui ne garde dans sa bibliothèque, pourvu qu'il aime lire, tel opuscule contre la peine de mort, tel article sur le Président ou tel éloge de la chasse à courre ? Le pamphlet est à la littérature ce que l'ecstasy est au laxatif : un produit dangereux, interdit, hautement désirable, jouissif, et non pas l'expression languissante d'une pensée molle, d'aventures sans fin, du conformisme bon teint.

    Pamphlet, pamphlétaire : on n'en entend plus beaucoup parler, aujourd’hui. Il faut dire que les deux mots dégagent un parfum de désuétude. Le PH y est pour beaucoup, certes. Il a un côté précieux, lettré, premier de la classe fort en thème, du genre à aller s’acheter des classiques en édition bilingue plutôt que d’économiser pour aller se saouler au bougnat avec les copains. De la graine de fasciste, quoi. S’en faudrait de peu que cette désuétude ne soit de surcroît réactionnaire.

    Panflé sonnerait mieux, parlerait plus : on y décèlerait plus facilement patate, enflure, enflé, enc – bref, le côté insultant, violent, de la chose. Car au fond, c’est de cela qu’il s’agit : le pamphlet attaque avec violence, avec rage, avec emportement, avec foi. Pff… Qui se soucie aujourd’hui d’écrire tout un livre, même petit, avec de vrais arguments, un style vibrant, une mauvaise foi bien dosée au service de convictions véritables, des insultes choisies qui révèlent d’abord la connaissance intime – et donc l’estime – que l’on a de ce que l’on vilipende ? Un article de journal suffit à défaire une réputation, des milliers de morts contaminés ou caniculés ne suffisent plus à faire tomber un ministère.

    Tombeau du pamphlet ?

    Donc, le genre est tombé en désuétude. La vraie raison de la déchéance du pamphlet, cela dit, ce n’est pas qu’on n’est plus capable d’être enragé, violent, insultant : c’est qu’il en faut désormais très peu pour l’être. Dire merde déclenche un scandale. Exprimer une réserve est grossier. Émettre un doute est insultant. Ne pas être servile, c’est être rebelle. Quand les épidermes étaient rudes, les idées profondes, les mots percutants, il fallait y aller avant de blesser des intelligences sûres d’elles-mêmes et prêtes à discuter d’abord. Aujourd’hui que les (faibles) mots d’esprit de Raffarin valent une levée de boucliers et de quasi-excuses publiques, il est bien normal que le pamphlet soit mort, étouffé entre les petits mots traités comme de grands discours et la peur de se faire traîner en justice pour des queues de cerise. Le Centre Mou a étouffé les extrêmes (car le pamphlet n’est ni de droite ni de gauche : plutôt d’en bas). Où est le temps où Daudet traitait familièrement « d’excrément à pattes » ses adversaires, qui ne le poursuivaient pas pour autant ?

    Cela dit, le débat politique consensuel, l’apathie généralisée, le politiquement correct, bref le marais du discours public nous valent quelques joies : à l’époque où chacun invectivait, la masse des pamphlets tuait peut-être plus sûrement le genre que n’essaye de le faire la police de la pensée unique. Nous savons mieux goûter la mince veine pamphlétaire des ouvrages hier anodins, nous traquons avec passion le moindre dérapage, et ce qui d’un côté est sévèrement réprimé (et pourtant hier ignoré) est aujourd’hui savouré avec plus de bonheur, de joie secrète, de volonté de défi.

    Renouveau du pamphlet?

    Un critique s’en prend au Monde, se voit menacer d’excommunication littéraire et de poursuites judiciaires : cela nous donne Petit Déjeuner chez Tyrannie*, excellent ouvrage, mais un peu mince. Le simple récit des tribulations d’Eric Naulleau a valeur de pamphlet car en racontant la pure vérité on va loin, et presque violemment, dans la simple dénonciation de la coterie qui dirige les lettres à Paris. La brièveté de l’ouvrage et son ton patelin, en font un pamphlet – au moins un pamphlétaire –, peu attaquant pourtant, là où Pierre Péan et sa volumineuse Face cachée du Monde sont menacés de procès, deviennent faits de société, bref sont un peu ch…

    Le pamphlet accomplit sa métamorphose : à la limite des poursuites judiciaires, un pied de l’autre côté de la frontière du politiquement correct, il s’attaque toujours aux vaines gloires du moment avec moins de fougue, de brutalité, d’insultes mais avec plus de violence ressentie : quand Michel Deligne publie une petite étude sur les troublantes ressemblances entre Hergé et Jules Vernes (dont Hergé a toujours minimisé voire renié l’influence), la fondation Hergé s’émeut ; quand Etienne de Montéty recopie un roman de Marguerite Duras puis l’envoie comme un manuscrit inédit, qui se fait refuser dans tout Paris, les beaux esprits s’offusquent de la pochade et Renaud Matignon en parle (avec jubilation) dans le Figaro. Bref, on peut être plus violent en étant encore plus rapide, presque muet. Fast pamphlet.

    Ancrage du pamphlet

    Maintenant que la moindre griffure, le plus petit égratignement, la tape la plus légère, la pointe la plus émoussée sont ressenties comme autant d’atteintes au Grand Confort Intellectuel Individuel et Portatif, on voit ce que la droite, enfin, la Réaction, peut faire du pamphlet : le sain exercice de son droit à la parole, dans une tranquille liberté d’esprit, puisque nous ne sommes pas des gens moraux et que nous éprouvons un plaisir certain à gratter à contre-poil l’épiderme du Grand Mou.

    Nous sommes loin des saintes colères, des éructations inspirées, des hurlements à grande gueule et grand souffle. C’est sans doute qu’au point où nous en sommes, nous préférons en rire et réserver à notre indignation permanente d’autres soupapes : en plein naufrage national, au milieu des enterrements divers, dans la tourmente européenne, nous gardons le droit de rire parce que nous l’avons bien gagné.

     
    Philippe Mesnard


      * Petit Déjeuner chez Tyrannie, par Eric Naulleau, suivi de Le Crétinisme alpin, par Pierre Jourde. Ed. La Fosse aux Ours, 185 pages, 16 euros.

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  • N°10 - Un fabricant de porcelaine dans un magasin d’éléphants

    Par Jules Hyppolite

    Il existe un un site Internet consacré à René Fallet avec entre autres des devinettes pour les amateurs : d’où vient « On me doit le respect. Je suis la mer » ? et « Le caillot d’un sanglot lui obstruait la gorge. Elle étendit la main vers la bouteille. Cette malheureuse orchidée buvait autant qu’un terrassier français » ? ou encore « Sentimentalement, je suis un train de nuit qui regarde passer les vaches » ? Mine de rien ce pot-pourri nuance la caricature… On avait vu l’aiguille mais pas la botte de foin ! Car avant de jouer au 4.21, Fallet fut d’abord poète, l’a toujours été et le fit savoir dès ses dix-neuf ans à la parution de Banlieue Sud-Est, cynique, bruyant – et même « plein de scories » selon son auteur. Mais en 1947 on ne peut rien contre Prévert, Queneau ou Sartre si l’on veut électriser son style à peu de frais ; quel glaçon allait mouiller un whisky aussi pur ? Fallet choisit l’arnaque bon enfant du surréalisme et n’y perdit grosso modo que La Fleur et la Souris (déjà titubant) avant de remercier toute l’équipe. Le faux drôle Queneau, en manque de bras pour l’OULIPO, lui fera de l’œil en vain : lorsque « Dans son arrière boutique, la fleuriste cultivait les arrières-pensées » en 1951, on sut que Fallet n’eut plus besoin de personne sur son Triporteur ; quant à Sartre il se demandera encore longtemps où il a bien pu entendre ce nom-là… Quoique rien n’interdise à première vue de déceler dans ces buveurs misérables une petite concession à l’Existencialiste, tout comme son goût pour les romanciers américains au style « en iceberg », voire : le modernisme excentrique de ses premières œuvres peut faire l’affaire du Nouveau Roman et sa politique de plein emploi des auteurs. Et si le Glaude « s’engageait » ? Et si Captain Beaujol au lieu de jouer à la belote « coinçait la matière anonyme et objective » ? Et aïe donc. Fallet, qui s’excuse de n’écrire pas « couramment (…) le papouasien des Claude Simon et des Butor », et de ne pas « avoir d’inconscient, moi, là ! » restera, à tous les sens du terme, autodidacte.

    Du goulot considéré comme une alliance

    Le critique trépigne : tout de même, le bas peuple, la province, l’alcoolisme… L’auteur n’est pas réaliste ? Même pas un petit peu (par charité…) ? Hélas non. Jugez-en : Les Vieux de la Vieille est une épopée, Le Beaujolais nouveau est arrivé un persillage burlesque et résigné n’évoquant rien moins que Blondin(1), Ersatz de la science fiction – et il faut faire un petit effort pour comprendre qu’un tel funambulisme n’est pas donné à tout le monde, et encore moins cette désinvolture qui a la pudeur de le faire croire. Quant aux Pieds dans l’eau, c’est un chef-d’œuvre inclassable, un Air du Pays, ses Pensées de Pascal : pas le moindre souci anthropologique là-dedans. L’auteur aime trop les gens pour ça. Et si l’on se fâche, on trinque ensemble Bismarck dit à sa jeune et humble épouse, jalouse des nobles femmes qu’il côtoyait : « Je t’ai épousé pour t’aimer » : voilà en deux mots la Symbolique du Vin chez René Fallet. On prévient la défaillance du sentiment avec du sacré, ou, ici, de la Fleurie. Le Vin, lutte des classes, opium des peuples, sagesse douillette ou Révolution, pêle-mêle selon l’humeur du jour (cette liberté qui fait de Fallet un vrai romancier français). « Ça m’embête de le dire, mais le vin ça remplace même assez bien Dieu » selon lui… Puisque l’Église fait fuir ses pantins pleurnichards et dérisoires, entre Socrate et Kafka (« on n’est rien que le fretin, nous »), qu’ils aillent faire un détour chez Rabelais : ils en reviennent gonflés comme des outres de métaphysique profonde et élémentaire, communicative même puisque ses lecteurs sont tacitement invités à manger des pieds de porcs panés entre amis au sortir des Vieux de la Vieille au lieu par exemple de recommencer indéfiniment Au dessous du volcan ; comme le dit Jacques Perret à propos de Pantagruel : « le lire sur une île déserte serait intenable ». Boutang arrive à la rescousse : « lire avec une intensité telle que l’on retrouve les moyens d’agir ». À la bonne heure ! La littérature qui s’incarne, avec Fallet ça se fait tout seul ! Boutang avait prévu René Fallet, et on admire au passage à quel point est calée la philosophie de ce dernier (Après ça, Phil Delerm peut bien menacer de sortir un de ses catalogues de plans zens, on est au chaud pour l’hiver…).

    Un rossignol aux yeux crevés

    N’oublions pas qu’il n’y a pas de joie exubérante sans un malheur profond : l’ivresse, tout comme le bonheur d’écrire, demandent des comptes. Le poivrot de Fallet ne souffre pas de l’Absurde comme n’importe quel impuissant : les femmes se sont chargées à cœur joie de le laminer avant, au moins autant que l’“Expansion Economique”. « Mon seul souvenir d’enfance est Nénette, j’avais quatorze ans. Avant je ne me rappelle rien ». Voilà l’autre versant de Fallet, celui de Paris au mois d’août par exemple, avec cette jeune anglaise qui vous « retourne le cœur comme une peau de lapin » ; malgré son goût – à prendre au douzième degré ? – pour la musette, l’auteur triste et allègre demeure un vrai jazzman… Qui aurait, cela va sans dire, déserté sans regrets les caves et la gentille poésie lycéenne de Saint-Germain-des-Prés. Ses livres souvent déchirants (« musique de Bix Beiderbercke ») débutent par d’étourdissantes virtuosités narratives et ne dévoilent la ligne cristalline de l’intrigue qu’après quelques croche-pattes au lecteur, mais quelle pureté renversante, à la fin ! René Fallet, écrivain amoureux, sensuel et vulnérable, a le cœur qui bat trop vite et trop fort pour en rajouter sur « le fond des choses » : il n’y a que par distraction, parce que sa grâce timide et son caractère entier le lui interdisent. On a le droit de regretter qu’Yves Robert ou Claude Sautet n’eussent pas adapté ses livres au cinéma, lui qui aimait tant les femmes, ses amis et comme il le dit au questionnaire de Proust : « leur longévité »…
     
     
    Jules Hyppolite

     

    1 : Ma vie entre les lignes, La Table Ronde, 1982 (contient d’ailleurs un très beau portrait de René Fallet). Beaucoup de romans de Fallet, dont L’Amour baroque, Bulle, L’Angevine, existent en Folio.